Cinq Mars : quelques réflexions sur la démocratie
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Que faire de celui qui ne pense pas comme moi ?
Les hommes pensent librement, et vivent en société. De ces deux constats, on peut déduire qu’un jour, forcément, je vais croiser quelqu’un dont l’opinion sera différente de la mienne.
La politique consiste à traiter ces désaccords inévitables de telle façon qu’ils ne dissolvent pas la société. Toutes les formes politiques possibles peuvent être ramenées à deux grands types de solutions : soit je cherche à supprimer l’opinion divergente par la force, soit je veux créer les conditions d’un dialogue équitable avec elle. La première solution, c’est la loi du plus fort. Réponse primitive, instinctive, presque animale, elle prend parfois, nous le savons, des formes sophistiquées, et nos sociétés européennes ont été capables au siècle dernier de la décliner avec un raffinement atroce. Mais quelle que soit sa forme, c’est toujours le même réflexe qui demeure : la divergence m’insupporte, je refuse de la considérer, il me faut donc la supprimer.
La seconde voie est plus difficile, plus élaborée, plus civilisée : elle suppose la patience de la rencontre. Elle ne définit plus la politique comme l’exercice d’une violence plus ou moins masquée, mais comme l’organisation d’une discussion rationnelle autour des conceptions divergentes de la justice. La loi juste est alors le résultat, non de la victoire du plus fort, mais de cette recherche formalisée par une vie institutionnelle destinée à permettre et à protéger l’expression de tous. Cette seconde réponse requiert une forme d’humilité de la part de l’individu qui se sait précédé par ce qu’il recherche, et qui dépasse sa seule opinion personnelle.
Malgré l’infinité de nuances possibles, la question qui nous est posée est toujours identique : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? Suis-je prêt à prendre le risque d’un vrai dialogue, ou me suffit-il d’être le plus fort ? Guerre ou paix, force ou respect, violence ou démocratie ?
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Ce dernier mot, la démocratie, est l’incantation préférée de notre époque ; elle semble être pour notre société un horizon indépassable. Et pourtant…
Il y a quelques jours, le sénateur Jean-Pierre Michel, rapporteur du projet de loi sur le mariage des personnes de même sexe, auditionnait le philosophe Thibault Collin. Au détour d’une réponse, le parlementaire lâche cette réflexion, qui, dans un pays attaché à la démocratie, aurait du faire l’effet d’une bombe :
« Pour moi, ce qui est juste, c’est ce que dit la loi. Et la loi, elle se réfère à un rapport de forces à un moment donné, et point final. »
Jean-Pierre Michel : »le fondement du juste, c… par Le_Salon_Beige
M. Michel précise qu’il s’agit là d’une conception marxiste – on pourrait le discuter. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il ne s’agit en rien d’une conception démocratique de la loi. Bien au contraire : la loi devient démocratique précisément quand le rapport de forces est remplacé par l’équilibre des institutions. Cet équilibre n’est jamais parfait ; évidemment, il n’enlève à aucune majorité la tentation d’abuser de son pouvoir. Mais un pays n’est libre qu’autant qu’il conserve pour étalon les règles formelles de la démocratie qui encadrent sa vie politique. (1)
Nos gouvernants semblent perdre de vue ces équilibres fragiles. Ils discréditent chaque jour un peu plus le fonctionnement de la démocratie parlementaire, en favorisant des logiques de conflit qui ne demandent qu’à resurgir derrière nos mœurs policées.
Par le vote de l’amnistie des syndicalistes coupables de violences, le Sénat contourne le fonctionnement normal de l’institution judiciaire, qui applique la loi de façon démocratique en mettant en balance les actes et les circonstances, la divergence des points de vue qui s’expriment dans l’arène judiciaire.
Au même moment, il ferme la porte à ceux qui voulaient jouer sincèrement le jeu de la démocratie parlementaire. Le sénateur Jean-Pierre Michel se vante de refuser d’entendre des centaines de milliers de citoyens, qui se sont pourtant exprimés par tous les moyens institutionnels possibles, et il les empêche d’accéder à l’un des lieux de dialogue prévu pour eux par la République. Quel est son motif ? Il n’est pas d’accord avec eux. Et puisqu’il est le plus fort, cohérent avec sa logique « marxiste », il leur adresse, en une longue page d’arguments vides, de suffisance pénible et de fautes d’orthographe, une fin de non-recevoir qui voudrait ressembler à une gifle publique.
Je ne crois pas que le brave sénateur Michel soit hostile aux institutions démocratiques. Elles le rémunèrent depuis trente ans, comment pourrait-il leur vouloir du mal ? Je crains en revanche qu’il ne mesure pas exactement ce qu’il est en train de faire, ou de dire. Qu’il ne comprend pas lui-même la portée de la réponse qu’il adresse à la question politique ultime : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ?
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Une société n’évolue pas toujours dans le bon sens, je l’écrivais ici il y a quelques semaines. Nous serions avisés de nous en souvenir. Pour cela, les coïncidences de date peuvent être utiles ; et la date d’aujourd’hui, 5 mars, me semble particulièrement significative.
Le 5 mars 2013, sur Twitter, M. Michel est assimilé à Staline pour sa lettre fort peu démocratique. Contre toute attente, il en profite… pour réhabiliter Staline.
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Premier constat, la culture historique de notre sénateur socialiste semble à peu près aussi approximative que son orthographe. Ce serait assez risible, si ce n’était aussi grave. A un certain niveau de responsabilité, l’ignorance poussée aussi loin est difficilement excusable…
Mais le plus important, c’est que M. Michel, au fond, ne fait rien d’autre que poursuivre sa logique. Face à la divergence, promouvoir le sectarisme : quand le premier pas est fait, le second est indolore. Eradiquer la contradiction après l’avoir copieusement insultée, en la traitant de réactionnaire, de sectaire, de fasciste, etc…, c’était précisément la tactique soviétique. Est-ce la politique que nous avons choisie ?
Le 5 mars 1940, justement, Joseph Staline signait l’acte d’exécution des massacres de Katyn – au nom de cette même logique historique qui guide aujourd’hui la bonne conscience de M. Michel. Après avoir livré 40 000 prisonniers de guerre aux nazis (signalons ici à notre brillant sénateur à quel point le pacte germano-soviétique aida à la victoire contre Hitler…), le Petit Père des Peuples envoyait à la fosse commune, d’un trait de plume sans repentir, 25 700 polonais coupables de n’avoir pas de place dans la société du progrès.
Le 5 mars 1953, lorsqu’il meurt, Joseph Staline laisse un bilan estimé aujourd’hui par la plupart des historiens à plus de 20 millions de morts. (Parmi eux, faut-il le rappeler, des dizaines de milliers d’homosexuels condamnés et déportés au nom de leur orientation sexuelle…)
Comment expliquer alors que personne ne se révolte lorsque M. Michel, sénateur maire, vice président de la commission des lois du Sénat, revendique une conception marxiste de la loi ? Lorsque, parlant de Staline, il vante ses mérites et plaisante sur sa moustache ? Comment comprendre que personne ou presque n’ait réagi ? Faut-il en déduire que ce dont nous sommes les plus fiers – notre conscience démocratique, notre exigence de mémoire – sont en fait déjà anesthésiées, disparues ?
Coïncidence : le 5 mars 2013, France 2 diffusait un documentaire signé par Caroline Fourest à la gloire des Femen. Le film commence par une séquence étonnante, qui mérite quelques explications. On y voit l’une des Femen tronçonner, seins nus devant les caméras, une grande croix de bois qui domine la ville de Kiev. Son oeuvre accomplie, la jeune fille pose brièvement devant son trophée, explique avoir voulu libérer les femmes de l’oppression religieuse. Puis, les images étant dans la boîte, elle met fin à ce grand moment d’héroïsme en prenant ses jambes à son cou. On la retrouvera en France, pays des droits de l’homme, qui, non content de la protéger, assure la communication de ces hauts faits dans un documentaire financé par le service public et diffusé en prime time.
Il y a cependant un détail que le passage ne mentionne pas : cette grande croix abattue était en fait le mémorial des dizaines de milliers de victimes ukrainiennes… de Joseph Staline. Derrière l’acte de pseudo-résistance, c’est une vraie profanation, méthodique, glaçante, qui se déroule.
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En fait, rien de tout cela n’est incohérent. Derrière les intentions les plus fleuries se cache la réalité d’une conception de la politique. La question est toujours la même : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? L’écouter – ou le faire taire ? Dans la revendication du mariage homosexuel, par exemple, la générosité n’est pas toujours première ; le paradoxe est que certains, si prompts à dénoncer l’homophobie surtout où elle n’est pas, assument pourtant sans complexes d’agir par haine, ou par mépris.
Il y a là une pente glissante, d’autant plus glissante que faiblit la vigilance de notre mémoire collective. Il est temps de nous réveiller, de refaire ensemble un choix politique lucide et conscient – sans quoi nous risquons de n’ouvrir les yeux que trop tard, comme ce jeune condamné à mort dans un dernier mot de surprise douloureuse : « Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que ce monde ? » Il s’appelait Henri d’Effiat, mais vous connaissez sans doute mieux son surnom : Cinq-Mars…
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1 – Prise au mot, la définition proposée par le sénateur Michel impliquerait que n’importe quelle loi, comme produit d’un rapport de forces, soit juste. On voit bien l’abîme dans lequel nous plongerait une telle conception. J’y reviendrai un peu plus tard dans un prochain billet.
NB – A l’heure où je publie ce billet, j’apprends la mort de Hugo Chavez. Décidément, le 5 mars n’aura pas été un jour banal…
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