L’oppression au pouvoir
Jamais je n’oublierai le visage d’Anna. Le visage de cette jeune étudiante en prépa littéraire qui poussa un jour la porte de mon bureau, un matin d’octobre dernier. Le visage angoissé de cette jeune fille paisible dont la vie, pleine de promesses d’avenir, avait soudain basculé dans un improbable cauchemar.
Il avait fallu, pour pousser cette porte, qu’elle fasse un acte de courage. Même se livrer lui faisait peur. Cette jeune fille d’origine russe avait fait, tout juste majeure, une demande de naturalisation, pour demander à être définitivement adoptée par cette France qu’elle aimait, où elle avait grandi, et dont ses parents étaient devenus citoyens. Comment aurait-elle pu imaginer ce qui allait lui arriver ?
La suite, le Figaro la raconte dans son édition d’aujourd’hui, dans un long article documenté de Stéphane Kovacs. Anna est reçue par deux policiers, qui, après avoir usé de toutes les tactiques d’intimidation possibles, concluent en lui proposant un sinistre marché : ils bloqueront sa demande de naturalisation, à moins… à moins qu’elle ne dénonce ses amis qui ont été à la Manif pour tous. Il faudra qu’elle livre les noms, les adresses, les renseignements sur les familles. Il faudra qu’elle aille à la prochaine soirée des veilleurs, qu’elle indique aux policiers en civil, sur place, qui sont ces gens, qu’elle désigne ceux qu’elle connaît, qu’elle les livre à la police.
Sinon, la voilà menacée d’expulsion. Anna qui, en guise de lettre de motivation, avait écrit une déclaration d’amour à la France, Anna dont la vie étudiante commençait tout juste, voit son avenir soudainement fermé, ses projets détruits, sa famille disloquée. A moins de dénoncer ses proches…
Quand Anna a poussé la porte de mon bureau, c’est l’angoisse de cette vie désormais menacée qui est entrée avec elle. Violence ultime : les policiers, qui la harcelaient de messages, lui avaient interdit de parler de leurs consignes à personne, pas même à ses parents – en lui laissant entendre qu’ils savaient tout, qu’ils pouvaient écouter son portable et la suivre partout. « Nous aimons les méthodes du KGB, vous savez », avaient-ils avancé. On imagine sans peine l’effet de ces menaces à peine voilées sur une jeune fille de dix-huit ans…
Mais Anna a eu le courage de parler. Et maintenant elle est là, dans mon bureau. Je l’écoute, sidéré, traversé à mon tour par le choc de cette violence inouïe. Après avoir entendu tous les détails glaçants de son histoire, je me souviens lui avoir d’abord, simplement, de tout mon cœur, demandé pardon pour mon pays. Je me souviens avoir eu honte, honte de la France, honte de ces pratiques que jamais, je n’aurais imaginé découvrir dans la société libre où nous nous vantons de vivre.
Et puis ensuite je lui ai promis de tout faire pour l’aider. Aujourd’hui, Anna est tirée d’affaire. Où serait-elle maintenant si elle n’avait pas eu le courage de se confier ?
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Cette histoire est d’une gravité exceptionnelle, pour trois raisons.
– Elle montre d’abord que le gouvernement actuel utilise les forces de police à la seule fin de repérer et de ficher des personnes, et des jeunes en particulier, uniquement pour leur participation à des manifestations pourtant légales et déclarées. La délinquance explose dans notre pays : chaque jour, des milliers de délits sont commis sans que les forces de l’ordre aient les moyens d’intervenir. Et pendant ce temps, le Ministère de l’Intérieur mobilise la police, non pas pour assurer la sécurité des Français, mais pour traquer des citoyens innocents qui ont eu pour seul tort de s’opposer à un projet de loi… Ce n’est pas aux fonctionnaires que j’en veux : les officiers et les agents que je connais à Versailles sont d’un professionnalisme et d’un dévouement exceptionnel. Les coupables, ce sont les dirigeants qui contraignent ces hommes à utiliser des méthodes d’antiterrorisme contre leurs opposants politiques.
– Ces méthodes sont une deuxième cause de scandale. On pourrait répondre en effet que les mouvements sociaux ont toujours fait l’objet d’un renseignement régulier, et qu’il n’y a rien là de contestable. Mais cela justifie-t-il le risque d’une vie détruite ? Cela autorise-t-il à placer une jeune fille de dix huit ans devant le dilemme atroce de sacrifier son avenir, ou de dénoncer ses amis à la police pour délit d’opinion ? Est-il normal de terroriser une étudiante, de l’isoler, sans avocat, sans procédure – de la couper même de ses parents, pour faire peser sur elle tout le poids d’une brutalité d’Etat arbitraire et inconséquente ? M. Valls est-il prêt, pour avoir les noms de quelques jeunes qui ont osé lui dire leur désaccord, à briser la vie d’Anna, et peut-être de bien d’autres jeunes innocents et vulnérables comme elle ?
– Il faudra de toutes façons que le Ministre de l’Intérieur s’explique à ce sujet. Il faut qu’il soit bien inquiet pour saisir l’IGPN en pleine nuit, à la veille de la publication de l’article… Mais il ne suffira pas d’ajouter une injustice à une injustice, en faisant retomber la faute sur un fonctionnaire de police pour se dédouaner d’un ordre qui ne pouvait être que politique. Car l’histoire d’Anna pose un problème fondamental pour notre démocratie : on sait que le gouvernement n’a cessé, tout au long des derniers mois, d’instruire contre ses contradicteurs un procès en illégitimité. Ce procès, totalement infondé, entraîne ces graves dérives, qui devraient être unanimement dénoncées. S’il suffit, dans la France de M. Hollande, de ne pas partager l’opinion de la majorité présidentielle pour être traité comme un criminel, alors il faut tout de suite que nos dirigeants cessent de donner des leçons de démocratie au monde entier.
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Aujourd’hui, au-delà de nos positions politiques, un seul sentiment devrait nous unir : l’effroi de voir notre pays s’abîmer dans des pratiques qui nous conduisent loin, très loin, de la société libre dans laquelle nous voulons vivre.
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Avant qu’Anna ne sorte de mon bureau, je lui ai promis de ne pas parler de son histoire, si elle ne souhaitait pas témoigner. J’ai tout fait pour l’aider, et heureusement nous avons pu la sortir du piège où on l’avait enfermée. Bien sûr, je la comprends d’avoir hésité à se livrer, de peur de se trouver replongée dans le cauchemar qu’elle avait traversé.
Mais je la remercie aujourd’hui, de tout cœur, d’avoir surmonté cette peur, et d’avoir osé parler. Je la remercie pour chacun d’entre nous, qui avions besoin d’être alertés sur ce que font nos dirigeants, aujourd’hui, tout près de nous, en notre nom… Je la remercie pour notre société, qui n’a pas le droit de se laisser voler l’héritage que nos parents ont acheté de leur sang : la protection du débat démocratique, le droit à une procédure équitable, et la liberté de conscience. Anna, puisque nous devons tant à ton courage, je te dis une nouvelle fois merci pour mon pays, qui, j’en suis sûr, sera bientôt le tien.
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