École : sans savoirs, pas de « valeurs »
Voici le texte d’un long entretien paru en dernière page de l’Opinion, le 26 janvier 2015, à propos des défis éducatifs lancés à la suite des attentats à Paris, et du plan proposé par le gouvernement.
Propos recueillis par Ludovic Vigogne et Irène Inchauspé.
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Qu’a t-on appris sur l’école à l’occasion des attentats terroristes de début janvier ?
L’opinion a appris ce que beaucoup d’enseignants savaient déjà : ces événements ont servi de révélateur, ils ont fait apparaître la crispation de beaucoup de jeunes, la difficulté de dialoguer avec eux pour résoudre les tensions autour des questions de religion, d’identité, qui se font de plus en plus vives… Ces difficultés sont souvent occultées dans le débat public, mais elles touchent déjà beaucoup d’établissements. Cette rupture devient glaçante, lorsque des élèves refusent, au-delà de tout désaccord, de s’associer à la simple expression du respect des morts, et lancent en classe de véritables déclarations de guerre.
N’a-t-on pas découvert aussi l’impuissance des enseignants ?
Pour parler ensemble, il faut une langue commune… Quand l’école n’a pas transmis aux élèves les moyens de former et de nourrir leur réflexion, ils sont facilement piégés par des raisonnements simplistes, manichéens. Dépourvus de mots, ils sont abandonnés à la puissance des images mises en scène sur le web, qui alimentent ce qu’il y a de plus irrationnel – le complotisme, la fascination pour la violence. Les professeurs sont démunis pour engager avec eux un dialogue raisonné. Ce n’est pas tant le signe de leur impuissance, que celui de l’échec global de l’école… En 2012, une enquête ministérielle comptait 21% de collégiens incapables de « donner sens à une information » ou « d’exploiter des textes même simples ». En 2013, un jeune majeur recensé sur cinq est illettré. Comment s’étonne-t-on encore du résultat ?
Qu’ont appris, eux, les politiques de ces événements ?
Peu de choses… Les responsables politiques sont informés depuis longtemps de l’état de l’école. Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ». La même année, notre système scolaire est devenu le plus inégalitaire des pays de l’OCDE. Les politiques savent tout cela !
Que n’ont-ils pas compris ?
Ils n’arrivent pas à faire le lien entre transmission du savoir et intégration à la vie de la société. Contrairement à ce qu’affirme Najat Vallaud-Belkacem, on ne transmet jamais des « valeurs » : aucune contrainte n’obligera la jeunesse à croire aux valeurs de la République. Cela ne marchera jamais. Ce n’est qu’en apprenant à lire, à écrire, à se situer dans l’histoire, à réfléchir à partir de savoirs communs, que l’on construit son lien à la société. L’école peut bien sûr éduquer, mais seulement en instruisant. Faute de l’avoir compris, elle va devenir de plus en plus coercitive… Le plan proposé par la ministre ne s’intéresse même pas à la transmission du savoir ; c’est le projet d’une école qui, ayant renoncé à former les élèves, décide de les formater. La stratégie qui consiste à leur faire des cours de morale, auxquels ils devront adhérer sous peine d’être « signalés », est à la fois contre-productive et inquiétante ! Je crois que l’école ne remplira profondément sa mission éducative, sa fonction d’intégration, que par son travail propre, qui est la transmission du savoir et de la connaissance. Sa mission est d’apprendre à lire, écrire, compter, raisonner. Remettons tout à plat pour y arriver.
Nous avons tous sous les yeux les statistiques officielles : en 2013, la dernière enquête PISA recensait en France 22% de collégiens en échec, considérés comme incapables de prolonger leurs études et de « participer de manière efficace et active à la vie de la société ».
De quand datez-vous l’entrée dans ce cycle infernal ?
J’ai tenté de l’expliquer dans Les Déshérités. L’un des moments décisifs a été le travail de Bourdieu, qui a structuré la formation des enseignants. Il ne fallait pas transmettre notre savoir, nos connaissances, parce que c’était faire violence aux élèves. On retrouve cette vision dans le débat sur la notation, que la Ministre considère comme traumatisante. Ce débat est symptomatique : une génération est en train de détruire l’école par laquelle elle est passée, et qui pourtant ne l’a pas trop desservie… Peut-on sérieusement dire que les millions d’adultes qui ont vécu hier l’expérience de l’apprentissage et de la notation en sont ressortis traumatisés ? Depuis les années 70 pourtant, cette condamnation de la transmission règne sur l’école. Et aujourd’hui, nous nous lamentons des conséquences de nos propres décisions… En refusant de transmettre une culture commune, nous avons suscité la désagrégation que nous constatons maintenant. Et nous n’avons même pas rendu nos élèves plus libres, au contraire : seule la connaissance libère. Tant que l’école renoncera à la transmettre, nous abandonnerons les jeunes à toutes les formes d’oppressions.
La ministre de l’Education veut une fois encore revoir la carte scolaire, est-ce une bonne idée ?
Nous passons notre temps à parler d’organisation, de structures, de moyens ; mais nous ne parlons plus jamais du but de l’enseignement. On demande d’ailleurs aux enseignants de faire tout et n’importe quoi : combattre le sexisme, faire de bons citoyens, lutter contre les inégalités et même contre le réchauffement climatique…Bref, on leur demande de réformer leurs élèves pour résoudre tous les problèmes de la société. Il faudrait revenir encore une fois, avec pragmatisme, à la mission première de l’école : transmettre un savoir. Tout le reste procède de cela. Savoir mettre des mots sur ses difficultés évite la violence, apprendre la littérature et la poésie aide à s’émerveiller de l’autre, maîtriser les principes de la biologie conduit à devenir responsable…
Y a-t-il encore une approche de l’école différente à droite et à gauche ?
Là encore, le débat ne porte plus que sur les moyens : d’un côté, la création de 60 000 postes supplémentaires et, de l’autre, des bureaux pour les enseignants dans les établissements… Mais qui propose encore une vraie vision de l’acte éducatif, du rôle de l’enseignant, de la valeur du savoir ? Tout cela est bien en-deçà des enjeux. Les responsables politiques sont d’ailleurs très éloignés des salles de classes ; ils passent peu de temps dans les établissements scolaires.
Que pensez vous des autres idées : distribuer des livrets de la laïcité, faire chanter la Marseillaise ?
Tout cela sera inutile si on ne se penche pas d’abord sur l’essentiel. En décembre 2005, après les émeutes en banlieues, Gilles de Robien, alors ministre de l’Education, avait expliqué que le premier impératif à en retirer était de remettre au point l’apprentissage de la lecture. C’était pour moi la bonne réaction ; c’est celle qu’il faudrait avoir aujourd’hui. Malheureusement, ce chantier avait été reçu de façon très polémique par les instances pédagogiques, et l’on s’est empressé de le refermer.
Le retour de l’autorité est aussi prôné…
Nous assistons à un retournement absolu ! Pendant des années, on a expliqué aux enseignants que l’idée d’assumer une autorité trahissait seulement leurs problèmes psychanalytiques, que l’autorité du maître était une oppression pour les élèves… « Il faut, écrivait Bourdieu, ramener toute autorité pédagogique à sa réalité objective de violence. » Voilà ce qui a structuré la formation des enseignants. Aujourd’hui, on redécouvre subitement la nécessité d’une autorité… mais en restant dans l’ambiguïté : la ministre demande aux enseignants d’imposer avec autorité les valeurs de la République, tout en organisant en permanence des débats dans la classe. C’est une injonction contradictoire ! A l’école, les élèves ne viennent pas pour parler, pour exprimer leur opinion : lorsqu’ils n’ont encore rien appris, elle se résume à ce qu’ils ont entendu à la maison ou sur les réseaux sociaux… A l’école, ils viennent recevoir les moyens de former une pensée vraiment personnelle, les connaissances qui nourriront progressivement leur liberté de conscience. En cela, le savoir de l’enseignant fait autorité : il fait grandir.
Les enseignants ne sont-ils pas eux-mêmes réticents au changement ?
Beaucoup d’enseignants voudraient aujourd’hui réfléchir à ces questions. Il y a des expériences, des initiatives, des méthodes qui fonctionnent, qu’il faudrait savoir reconnaître et mettre à contribution. Mais le débat éducatif reste encore piégé par des crispations idéologiques, et le dialogue avec les enseignants est biaisé par une représentation syndicale faussée.
Leur faible rémunération alimente-t-elle aussi ce malaise ?
Il y a d’une manière générale une grande souffrance du monde enseignant, et un sentiment profond de déclassement. Bien souvent, les élèves eux-mêmes perçoivent négativement ce métier. Si les conditions matérielles y contribuent, cela vient d’abord, je crois, du fait que nous avons collectivement perdu le sens de la fécondité essentielle du savoir qui se transmet à l’école.
Etes vous optimiste ?
Non ; mais je ne suis pas pessimiste non plus. L’histoire n’est jamais écrite d’avance. Les récents événements nous l’ont révélé, nous sommes à un tournant décisif : la suite maintenant dépend de nous. Notre école peut relever le défi ; elle l’a d’ailleurs déjà fait. Après 1870, elle a démontré sa capacité à rassembler une France exsangue, profondément divisée par un siècle d’affrontements. Mais aujourd’hui comme hier, ce n’est qu’en faisant de l’école un lieu d’apprentissage efficace que nous pourrons redonner à notre pays la possibilité de l’unité, de la paix et de la liberté.
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