Gleeden, ou la société de la solitude
Transcription d’un entretien relatif à « l’affaire Gleeden » pour Radio-Vatican. Propos recueillis par Manuela Affejee.
Quelle est votre réaction par rapport à cette affaire Gleeden ?
D’abord, c’est triste parce que devant une situation comme celle-ci, on est condamné à apporter une mauvaise réponse. Les AFC (Associations Familiales Catholiques) ont entrepris une action très louable pour mettre un terme à cette campagne de promotion, qui ne peut qu’avoir des conséquences néfastes sur la vie des familles et sur l’équilibre des couples. Malheureusement, en intentant une action de cette nature, on prend toujours le risque de faire à ce site une publicité gratuite, ce dont finalement il rêve. Je regrette donc cette « affaire » au sens où, effectivement, je crois qu’il était nécessaire d’agir de façon juste et adéquate pour témoigner de la dimension néfaste de cette campagne ; et en même temps, c’est vrai que cela contribue paradoxalement à la promotion de ce site, et on ne peut que le regretter.
Pour les promoteurs, les responsables de ce site, il est normal de poursuivre cette campagne au nom de la liberté d’expression. C’est donc la liberté d’expression qui est invoquée ici, dans la suite des attentats contre Charlie Hebdo. Est-ce selon vous un argument recevable ?
Il y a deux choses à en dire. La première, c’est que dans nos pays occidentaux, et peut-être singulièrement en France, une forme de nihilisme partagé fait que la liberté d’expression n’est jamais reconnue qu’à des discours qui détruisent, qui dissolvent – à des discours corrosifs. C’est vrai évidemment de Charlie Hebdo, qui en était l’incarnation. Cette liberté d’expression n’est mise qu’au service de la dérision. Exactement de la même façon, Gleeden revendique aujourd’hui une liberté d’expression, mais qui n’est mise qu’au service de la destruction. On retrouve d’ailleurs dans la campagne de promotion de Gleeden exactement la même forme d’ironie, l’humour corrosif qui vient remettre en question ce à quoi vous accordiez une valeur, votre couple et l’amour que vous avez pour votre conjoint. Cette ironie vient dissoudre la solidité, la stabilité de votre famille. Au fond, la liberté d’expression n’est jamais mise qu’au service de l’esprit critique, c’est-à-dire de la mise en crise permanente de tout ce qui voudrait demeurer solide dans la vie de notre société.
Mais quand on prétend critiquer cet humour corrosif, cette obsession qui consiste à tout dissoudre, à tout défaire au nom d’une liberté nihiliste – à ce moment-là, la liberté d’expression ne vous est plus reconnue. A ceux qui critiquent Gleeden, on ne reconnaît pas le privilège de la liberté d’expression ; c’est toujours par la caricature qu’on leur répondra. Par conséquent, cette liberté d’expression ne va jamais que dans un seul sens. Elle n’est que la liberté du vide, et non la liberté de construire ; la liberté de détruire, et non pas celle de fonder. C’est la première chose qu’on peut dire.
Et puis la deuxième chose, c’est que la liberté d’expression, à l’intérieur d’une société, ne peut jamais être pensée sans limites. C’est impossible. A force de promouvoir sans cesse une liberté d’expression qui ne se veut pas responsable, qui ne s’accompagne pas de limites pensées et fixées en commun, on ne peut en réalité que la détruire de l’intérieur. C’est d’ailleurs ce que l’on a parfaitement vu en France, dans le débat qui a suivi les attentats atroces perpétrés contre Charlie Hebdo : on a parlé de liberté d’expression sans arrêt pendant un mois, en défendant une liberté absolue et irresponsable ; mais finalement, la seule réponse à laquelle parviennent les pouvoirs publics, c’est une suite de mesures qui imposent une coercition nouvelle dans le discours, dans la publication, dans la pensée. C’est une évidence que la liberté d’expression doit nécessairement s’accompagner de limites, et du sens de la responsabilité à laquelle engage tout acte libre. Par voie de conséquence, il ne peut jamais être question de l’invoquer comme un principe définitif qui mettrait fin à toute discussion.
On promeut ouvertement certains comportements comme l’infidélité ; ceux qui s’y opposent sont taxés de ringardise. Selon vous, que révèle cette affaire et ses corollaires de notre société ?
Il faut rappeler que cette campagne révèle une situation, mais aussi la produit… La campagne de Gleeden n’est pas simplement un symptôme, elle sera cause elle-même de souffrance. En voyant ces affiches, je pense à tous les couples qui seront brisés, à toutes les familles qui seront déstabilisées, et tout simplement à tous les conjoints qui se laisseront inquiéter par une forme de méfiance. Car ce que Gleeden propose, il faut le rappeler, c’est une solution pour tromper son conjoint sans aucun risque, en étant mis en relation avec des personnes qui sont toutes dans l’intention de mentir et de se cacher. Et par voie de conséquence, il devient impossible de faire confiance à celui ou celle avec qui, pourtant, on a choisi de partager tout de sa vie, et de construire toute sa vie.
On voit bien que Gleeden contribue à la désagrégation de la société contemporaine, et l’entreprise est de ce point de vue-là à la fois un symptôme et une cause, un accélérateur de cette désagrégation. Nous vivons dans une société individualiste, une société de la défiance, au point que toute relation à l’autre devient difficile. Et on le voit jusque dans cette relation pourtant la plus intime, celle qui se noue au sein du couple – ce lieu où, justement, la confiance devrait pouvoir être certaine et s’établir dans la durée. La fidélité que se promettent les époux est en fait le même mot que celui de confiance, il a la même origine latine ; mais dans une société d’individualisme absolu, même cette confiance la plus essentielle se trouve fragilisée de l’intérieur. La conséquence de cette désagrégation, c’est évidemment une très grande solitude des individus. Nous vivons l’accomplissement de ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la société liquide », ou « l’amour liquide » : une société où plus aucun lien ne se constitue de manière solide, où plus aucune relation ne peut s’établir de façon durable, une société liquide où les individus sont atomisés et isolés, chacun étant toujours ramené à son propre intérêt, à son plaisir individuel. Ils sont séparés les uns des autres et ne peuvent plus faire confiance à personne, y compris à leurs conjoints, à la personne avec laquelle pourtant ils ont choisi de partager tout de leur vie. Dans cette dissolution qui rend individualiste même l’expérience amoureuse, il n’y a d’ailleurs plus de conjoints, il n’y a plus que des « partenaires ».
Le résultat de cette évolution, c’est le grand drame de la solitude contemporaine qui nous menace. Après avoir détruit toutes les solidarités familiales, il ne servira à rien de déplorer le sentiment d’insécurité – sociale, économique, affective… – qui panique nos contemporains. Il ne servira à rien de dénoncer la solitude qui gangrène nos sociétés, et de regretter son coût politique. Car il y a un coût énorme, pour la société, de l’explosion des foyers, de la dissolution des familles et même de l’incapacité de beaucoup de jeunes aujourd’hui à fonder une famille, à s’engager vraiment dans leur vie affective avec confiance. Ce n’est pas la peine de critiquer la défiance généralisée, et de s’en plaindre, si nous passons notre temps à faire la promotion, sur les murs de nos métros, dans nos bus et dans toutes nos villes, à portée de tous les regards, d’une solution sûre et sans risque pour soi de tromper celui à qui pourtant on a promis la plus absolue des confiances, la fidélité dans l’amour – au nom d’un bonheur qui ne serait que celui d’une consommation individualiste, sans souci de vérité dans la relation à l’autre.
Gleeden est-il le symptôme d’une société qui n’a plus de valeurs ?
A titre personnel, je me méfie beaucoup de ce mot de « valeur », parce qu’il peut servir à désigner tout et n’importe quoi. Après tout, l’individualisme absolu est aussi une valeur et il accorde une valeur à certains comportements, à certaines actions. Vous savez, les valeurs sont très relatives. Elles sont le produit d’une évaluation. Tout le monde n’accorde pas aux choses la même valeur. D’ailleurs, l’entreprise Gleeden, sur son site, revendique le fait d’avoir des valeurs : il y a des « valeurs » de la « communauté Gleeden ». Évidemment, ces valeurs sont le respect du secret comme condition du mensonge et de la trahison… Vous le voyez, il faut donc se méfier beaucoup de ce terme de « valeur ».
Ce qui est certain, c’est que Gleeden contribue à cette dissolution de ce qui, dans la société, a objectivement une valeur, c’est-à-dire la famille. La famille est une valeur ajoutée pour la société. Elle est même la valeur ajoutée sur laquelle se fonde toute société. On peut définir cette valeur ajoutée : fonder une famille, c’est construire une unité qui est plus que la somme des individus qui la compose, s’engager dans une aventure féconde, et qui constitue ce lien élémentaire d’où naît toute société. C’est dans les familles que se structure la vie de la société d’aujourd’hui ; c’est en elles aussi que se prépare son avenir. Par voie de conséquence, la famille n’est pas une valeur parmi d’autres : elle est ce sur quoi repose toute la société. Elle est, pourrait-on dire, ce qui a de la valeur, objectivement, pour chacun d’entre nous, indépendamment même d’ailleurs de notre propre situation familiale. Elle est notre bien commun, notre valeur partagée la plus absolue. Par voie de conséquence, dissoudre la famille ou contribuer à sa dissolution, c’est nécessairement mettre en danger très concrètement notre vie en société.
Pensez-vous qu’il y a une faille dans la transmission de ce bien commun ?
On ne peut que le constater. Il suffit de considérer la difficulté que beaucoup de jeunes ont à s’engager dans une vie de famille, à s’engager dans une vie de couple durable et stable, pour comprendre que le sens de l’engagement n’a peut-être pas été transmis, que la certitude de la possibilité et de la fécondité de cet engagement n’est pas venu jusqu’à la jeune génération. Et pourtant, ils y aspirent tellement ! Maintenant, il serait parfaitement inutile et stérile de chercher interminablement des « coupables » de cette rupture de la transmission ; ce serait complètement absurde. Mais arrêtons-nous peut-être simplement sur ce point : je crois qu’il est urgent, pour aujourd’hui et pour demain, que les parents, que les grands-parents aussi, puissent à nouveau parler à leurs enfants, à leurs petits-enfants, de cette valeur infinie de la famille dont on s’émerveille si peu souvent, dont on n’a plus l’habitude de s’émerveiller. La fin du vingtième siècle a répété le mot célèbre de Gide, « Familles, je vous hais », comme une longue déclaration de guerre à la famille, considérée comme une forme bourgeoise, dépassée, dégradée et dégradante ; mais le résultat, nous le voyons, c’est la détresse absolue des individus désormais abandonnés à eux-mêmes, à leurs pulsions, à leurs calculs, à leurs intérêts – abandonnés à une solitude absolue, incapables de construire des relations confiantes, authentiques et vraies, dans la durée. Si nous poursuivons ainsi, cette génération est condamnée à vivre dans la solitude, et – pire que tout – à vieillir, à souffrir et à mourir dans cette solitude. Il n’est pas besoin de chercher plus loin la cause des nombreuses difficultés politiques et sociales que nous rencontrons aujourd’hui. Il n’y a qu’une seule solution : je crois qu’il est urgent et nécessaire de transmettre à nouveau le sens de la famille, le sens de sa valeur et de sa fécondité, et la soif du bonheur que l’on peut trouver dans la belle et difficile aventure d’une vie de famille.
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