« C’est dans le vide de la pensée que naît le mal. »
« C’est dans le vide de la pensée que naît le mal », écrivait Hannah Arendt. Cela devrait nous inciter à maintenir nos consciences en éveil : si la philosophie ne peut pas expliquer le terrorisme, elle peut chercher à comprendre le terreau dans lequel il naît, c’est à dire les faiblesses et la fragilisation de notre société, les brèches qui en elle laissent passer cette violence.
Au matin du bac de philosophie, entretien dans les colonnes de l’Opinion, paru le 15 juin 2016. Propos recueillis par Irène Inchauspé, et repris dans les matinales de France Culture et Radio Classique.
La philosophie peut-elle nous aider à comprendre le terrorisme ?
Il y a toujours dans le mal un mystère inexplicable, et qui doit le rester. Comment prétendre qu’on comprend tout ? Quand un homme choisit librement de mettre à mort un innocent, le scandale serait de trouver une raison. Le mal absolu, c’est la déraison qui peut s’emparer des hommes. « C’est dans le vide de la pensée que naît le mal », écrivait Hannah Arendt. Cela devrait nous inciter à maintenir nos consciences en éveil : si la philosophie ne peut pas expliquer le terrorisme, elle peut chercher à comprendre le terreau dans lequel il naît, c’est à dire les faiblesses et la fragilisation de notre société, les brèches qui en elle laissent passer cette violence. Il me semble que nous ne vivons pas tant le « choc des cultures » que le « choc des incultures » : en disant cela, je ne parle pas de la culture en un sens élitiste ou superficiel. La culture est ce qu’il y a de plus essentiel aux hommes : et son appauvrissement produit la crise que nous vivons, cette difficulté à parler ensemble, l’indifférence qui nous isole, notre incapacité au dialogue – alors que la parole est au cœur du fonctionnement de toute démocratie. Quand les ignorances réciproques prévalent dans une société, toute divergence devient source de violence, et les hommes semblent devenir inhumains. Le défi de nos sociétés, c’est de sortir du choc des incultures, et pour cela de reconquérir la parole – y compris la parole publique, dont la dévitalisation est un vrai problème politique.
Peut on se consoler de l’injustice en se disant que celui qui fait le mal est malheureux ?
Il faut envisager le contraire : si la honte, ni le remords, ni le scrupule, ni on ne sait quel tourment intérieur, n’empêchent le coupable de profiter de sa faute, alors nous sommes devant un nouveau scandale. Mais au fond la philosophie est née de l’idée qu’une vie heureuse, c’est ce que les Grecs appelaient une vie bonne. Alors qu’il sera lui aussi victime de l’oppression et de la violence, Socrate affirme, selon Platon, une conviction très importante : il vaut mieux subir une injustice que la commettre. Bien sûr, cela peut paraître extrêmement choquant d’affirmer cela aujourd’hui, alors que nous voyons des innocents qui sont tués pour rien, juste parce qu’ils sont américains ou français, homosexuels ou policiers. C’est tellement injuste, et tellement atroce… Pourtant la philosophie peut nous aider à ne pas répondre à l’injustice en nous rendant nous-mêmes coupables, à choisir le bien plutôt que la vengeance. C’est un choix héroïque – mais c’est ce choix qui fonde la démocratie : vouloir un débat avec ses contradicteurs, et non leur silence ; vouloir la justice quand on est agressé, et non la vengeance ; vouloir la paix, et non le pouvoir, tout cela demande un immense courage. Mais au bout de ce chemin, il y a bien plus de bonheur que dans la violence, qui n’arrive à rien.
Les religions sont-elles les sources de tous les maux des hommes ?
Il serait tout aussi absurde d’affirmer que la religion est la cause de tous les maux, que de dire qu’elle n’est la cause de rien dans ce qui nous arrive. Le christianisme a fait l’effort d’un dialogue avec la raison, au contact notamment de la philosophie qui l’avait précédé. Le fondamentalisme consiste à refuser cet effort de la raison. L’islam doit reconnaître la nécessaire autonomie de la raison, même au nom de la religion. Car, comme le disait Pascal, la raison vraiment lucide reconnaît qu’elle ne peut pas tout comprendre : et si elle va jusqu’au bout de sa propre démarche, elle reconnaît le choix de croire autant que de ne pas croire. Car ne pas croire, c’est aussi un choix, qui n’a rien d’évident.
Diriez vous qu’aujourd’hui on peut être optimiste ?
L’incantation du « ça va mieux » me semble tout à fait déplacée, quand la vie de tant de personnes est de plus en plus dure… La réalité de l’injustice et de la violence devrait nous interdire de nous satisfaire d’un optimisme facile et superficiel. Mais si cela ne va pas mieux, alors c’est le bon moment pour espérer ! Quand notre société semble s’enfermer dans le temps court, dans l’immédiateté de l’intérêt, alors que la politique se réduit aux petites phrases et que le débat sombre dans l’anathème, nous voyons pourtant partout les signes d’une soif immense de réflexion, de profondeur, de dialogue. Je vois un signe d’espoir, par exemple, dans le succès des Soirées de la Philo que nous organisons deux fois par mois au Théâtre de l’Œuvre à Paris [1]. Tous les soirs, ce sont 400 personnes qui se retrouvent pour ces rencontres, qui depuis trois ans se sont développées sans faire de bruit, sans aucune publicité… Cette soif de recul et de réflexion, elle se fait jour partout dans notre société ; c’est aussi le cas à l’école : là aussi, on ne peut vraiment pas dire que cela va mieux, bien au contraire. Difficile même d’être optimiste… Mais malgré les difficultés, et malgré toutes nos erreurs collectives, la soif d’apprendre des élèves suffit pour continuer d’espérer !
[1] À partir de septembre 2016 au Théâtre Saint-Georges
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