« Noël aura-t-il lieu ? »
Il y a quelques jours, je suis retombé un peu par hasard sur ce texte étonnant de Georges Bernanos, écrit il y a soixante-dix ans, le 25 décembre 1947. Je l’ai relu en souriant de son caractère presque prémonitoire : dans une période où il est devenu normal d’aseptiser notre calendrier de ce qu’il contient encore d’histoire et de signification partagées ; quand il est convenu désormais de se souhaiter de « bonnes fêtes », et quand un film sur Noël auquel on conduisait des enfants est interrompu par leurs enseignants parce qu’il parle trop de… Noël, on peut se demander s’il n’arrivera pas un jour où « Noël n’aura pas lieu ».
Heureusement, ce jour n’est pas encore arrivé ; l’esprit d’enfance résiste à ce monde qui paraît si souvent gagné par la lassitude, la méfiance, l’indifférence. Pour que le 25 décembre garde son sens, pour qu’il continue de réunir notre société, croyants ou non, dans l’espérance et la paix, je vous souhaite de tout coeur, à chacun d’entre vous et à vos familles, un très joyeux Noël !
Georges Bernanos, « Noël aura-t-il lieu ? », 25 décembre 1947
On imagine très bien les hommes s’interrogeant entre eux un matin du 26 décembre : « Mais, dites donc, n’était-ce pas hier Noël ? – Noël ? Voyons, voyons, nous étions hier le 24, consultez le calendrier… – Alors, c’est aujourd’hui Noël ?… – Pas du tout, nous sommes aujourd’hui le 26, fête de saint Étienne. Étienne, c’est justement le nom de mon oncle. – Sacrebleu ! il y a maldonne, on devrait téléphoner aux savants de l’Observatoire. Après tout, ils sont payés pour mesurer le temps, il faudra bien qu’ils nous rendent compte d’un jour de moins… »
Mais les savants de tous les observatoires du monde multiplieraient en vain leurs calculs, personne ne retrouverait jamais les vingt-quatre heures mystérieusement perdues. Comme la guerre de Troie du pauvre Giraudoux, Noël n’aurait pas eu lieu ! Car on est en droit de se demander s’il y aura encore longtemps des nuits de Noël, avec leurs anges et leurs bergers, pour ce monde féroce, si éloigné de l’enfance, si étranger à l’esprit d’enfance, au génie de l’enfance, avec son réalisme borné, son mépris du risque, sa haine de l’effort qui inspire la plupart de ses rêveries mécaniques – haine de l’effort qui s’accorde beaucoup moins paradoxalement qu’on ne pense à son délire d’activité, à son agitation convulsive. Que viendra faire dans un monde tel que celui-ci un jour consacré depuis deux millénaires à l’enfance éternelle qui, à chaque génération, fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté ?
Noël est la fête de l’enfance. Car l’enfance est le vrai nom de la jeunesse, ce que nous appelons l’esprit d’enfance est l’esprit même de la jeunesse, et ce génie qui de siècle en siècle féconde et renouvelle l’histoire est proprement le génie de l’enfance. (…)
Chers jeunes lecteurs auxquels ces lignes, écrites à propos de Noël, paraîtront sans doute bien austères, méfiez-vous ! Il ne s’agit pas ici d’une simple controverse scolaire entre les Anciens et les Modernes… Lorsque l’esprit de jeunesse s’affaiblit dans le monde, c’est l’esprit de vieillesse qui l’emporte…
Georges Bernanos, Essais et Écrits de combat (La Pléiade, Tome II)