Le propre de l’homme ?
Texte paru dans la newsletter Time To Philo.
Les députés européens ont interdit mardi la pratique de la pêche électrique dans les eaux qui dépendent des pays de l’Union. Une décision qui soulève en fait cette question bien plus profonde : quelles sont les limites de nos droits à l’endroit des animaux ?
La philosophie a longtemps fourni un bon prétexte à notre domination sur le règne animal : parce que l’homme est un être de raison, il est normal qu’il gouverne le monde qui l’entoure, en disposant de ce qu’il contient. Descartes, qui définit l’homme comme le seul « être pensant », en tire la conséquence que son intelligence devrait « le rendre comme maître et possesseur de la nature. » Et notamment des animaux… Ceux-ci ne peuvent vivre l’expérience du cogito, et dire comme nous : « je pense comme je suis » ; dépourvus de pensée, ils ne sont donc qu’un assemblage d’organes et de muscles, comme des rouages et des ressorts – des « animaux machines. » Si l’animal n’a pas de conscience, alors il est un simple objet, dont on peut user comme de n’importe quel objet.
Pourtant, quelques décennies plus tôt, Montaigne avait déjà jeté le soupçon sur cette supériorité si confortable. N’y a-t-il pas une sensibilité chez les animaux ? « Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons, aussi font-elles de la nôtre », écrit-il dans les Essais. A bien les regarder, nous observerons même une forme d’intelligence animale. Peut-être ne pouvons-nous pas les comprendre, mais « pas plus qu’ils ne nous comprennent. C’est pourquoi ils peuvent tout autant nous estimer bêtes que nous le faisons… » Par conséquent, « ce n’est par vrai discours, mais par une fierté folle, que nous nous préférons aux autres animaux et nous séquestrons de leur condition et société. » Que signifierait alors vivre dans la société des animaux, « nous ramener et nous joindre à leur nombre » ?
« Je ne prends bête en vie à qui je ne redonne les champs », écrit Montaigne. Faut-il ne toucher poisson vivant qu’on ne rejette à la mer ? Ce serait paradoxalement une manière de se mettre à l’écart du règne animal, car les animaux font eux aussi du vivant leur nourriture… Mais le prédateur qu’est l’animal tue avec parcimonie, à la mesure de son besoin. La pêche, la chasse, la domestication de l’animal ont obéi à la même économie de vie pendant des millénaires. C’est la puissance inédite de la technique qui s’est affranchie de toute limite : aujourd’hui, 40 % du poisson pêché est excédentaire, et rejeté, mort, à la mer. L’océan, milieu vivant et condition de toute vie, devient un cimetière, menaçant la pérennité de nombreuses espèces – peut-être un jour de la nôtre. Dans L’animal que donc je suis, Derrida observe : « personne aujourd’hui ne peut nier cet événement, à savoir les proportions sans précédent de cet assujettissement de l’animal. »
Face aux innovations techniques, Hans Jonas recommandait de suivre le « principe responsabilité » : nous avons des devoirs envers la nature, parce que nous avons une responsabilité pour l’avenir – transmettre le monde dont nous avons hérité. Et voilà peut-être ce qu’est le « propre de l’homme » : les grands prédateurs marins ne nous accordent pas de droits… Seul l’homme sait se reconnaître des devoirs. Mais encore faut-il s’y tenir : en poursuivant dans la voie d’une exploitation sans limite des pouvoirs de la technique, nous deviendrions inhumains.
Photo : Pexels/Sebastian Voortman