Euthanasie : nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel.
Texte initialement publié sur le site Valeurs Actuelles.
Alors que la France entière apprenait cette semaine les dernières mesures sanitaires, que tous les esprits sont préoccupés par une pandémie et la détresse sociale immense causée par les confinements successifs, et pendant que des milliers de soignants livrent une longue et difficile bataille pour la vie, c’est donc le moment que des députés ont choisi pour faire avancer le droit de mourir plus vite. Pardon, de mourir “digne”, de mourir mieux. D’être “aidé à mourir”. Le droit d’être tué.
Le mot paraîtra peut-être dur ; j’en suis désolé, mais quel autre terme employer ? La loi Leonetti, adoptée en 2005, avait dessiné un chemin clair et largement partagé pour que toute vie finissante puisse être accompagnée, soignée, soulagée. Cette loi avait été adoptée à l’unanimité, preuve que nous sommes capables d’être unis même sur des sujets si sensibles. Mais c’était une autre époque, celle où le législateur prenait le temps de la concertation, de l’écoute, et d’une sensibilité accrue quand l’humain était en jeu. Où l’on ne s’attaquait pas les yeux fermés à des équilibres bioéthiques essentiels dans le seul but d’imposer un agenda idéologique, fût-ce au milieu d’une crise majeure…
C’est donc avec un mélange d’obsession et d’improvisation que quelques députés ont décidé de défaire l’équilibre de cette loi Leonetti, déjà modifiée en 2016, et dont les élus de tous bords regrettent pourtant que la France ne l’ait pas encore pleinement mise en œuvre. Les textes d’accompagnement qui en étaient issus ont été publiés seulement en 2018 pour l’hôpital, en 2019 pour les autres lieux de soin… Moins de trois ans plus tard, alors que, en matière de soins palliatifs en particulier, tout manque encore pour que les soignants et les patients bénéficient pleinement de ce dispositif, l’urgence serait d’effacer d’un trait de plume tout le travail qui avait mené à ce texte d’absolu consensus ? Personne ne peut soutenir sérieusement cette accélération absurde…
De fait, comme le dit Jean Leonetti lui-même, avec le texte proposé à l’Assemblée, il ne s’agit pas seulement d’aller plus vite, ou d’aller plus loin ; mais d’aller ailleurs… La dernière loi créait les conditions pour accompagner les souffrants dans les derniers moments de la vie. Elle refusait qu’on retire la vie. Celle qu’on nous propose aujourd’hui permettra de demain donner la mort. Elle ne supprimerait pas seulement l’équilibre trouvé il y a quinze ans, mais une ligne de conduite millénaire, celle que Thomas Mesnier, député LREM et médecin de profession, rappelait en citant en séance le serment d’Hippocrate qu’il avait un jour prêté : “Je ne provoquerai jamais la mort délibérément”.
Jamais. L’histoire nous a assez appris, quand la vie humaine est en jeu, la nécessité de tracer des lignes rouges infranchissables. Bien sûr, les progrès extraordinaires de la science et de la médecine, qui ont permis de faire durer la vie malgré la vieillesse et la maladie, ont créé aussi, de ce fait, des situations inédites d’incertitude éthique. Où s’arrêtent les soins nécessaires, où commence l’acharnement inutile ? A quel moment chercher à maintenir en vie un corps à l’agonie peut-il devenir une violence ? Comment laisser partir quelqu’un sans pourtant l’abandonner ? C’est à ces questions difficiles que la loi Leonetti répondait, en intégrant la nécessité d’accompagner la fin de la vie, sans résister aveuglément à la mort – mais sans jamais la provoquer. Jamais. Car rien ne peut justifier qu’un médecin supprime délibérément la vie qui est entre ses mains.
Rien, et même pas qu’un patient le demande. L’instinct de survie est si intense chez l’être humain, comme dans toute vie organique, que l’appel de la mort devrait être regardé comme le symptôme d’un drame absolu – c’est alors à ce drame qu’il faut remédier. C’est là, de toute évidence, que se trouve notre responsabilité collective… Si la vie devient invivable – alors que nous n’avons jamais disposé d’un savoir aussi étendu et de moyens aussi avancés pour soulager la souffrance et entourer les souffrants, c’est que nous avons manqué à cette responsabilité. Si un jour un ami se sent si désespéré qu’il me demande de le tuer, je ne lui prouverai pas ma solidarité en m’exécutant – en l’exécutant. Ce serait montrer, en réalité, une indifférence inhumaine… « La vie est bonne par-dessus tout, écrivait le philosophe Alain, car exister est tout, et ne pas exister n’est rien ». Qu’un vivant puisse souffrir au point de vouloir mourir, cela ne peut que constituer pour ceux qui l’entourent une alerte absolue, le signe qu’il ne faut reculer devant aucun effort pour qu’il retrouve le goût de la vie. Et c’est une exigence politique : le plus grand amour des proches ne peut suffire, si eux-mêmes se sentent démunis. Il faut donc non seulement aider les souffrants, mais aider les aidants, soutenir les soignants, et ne jamais mesurer notre engagement collectif pour cela. Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.
Ce serait le prétexte au moindre effort, à la moindre réponse publique, et à la moindre humanité, que d’offrir à celui qui souffre le droit d’être tué – ou même, comme cette proposition de loi le prévoit, de permettre à un proche de demander la mort pour celui qu’il accompagne.
En imaginant une réponse si glaçante, n’est-ce pas surtout nous qui préférons détourner le regard ? « Nous n’avons pas toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui », écrivait encore Alain. Il n’a jamais été simple de recevoir l’image de notre fragilité que nous renvoient les malades, les mourants ; mais nous n’avons pas le droit pour autant de faire sentir à qui que ce soit que sa vie est intolérable. Ceux qui défendent le droit à mourir « dans la dignité » affirment par là que la souffrance, l’épreuve, la dépendance, peuvent rendre une personne indigne de vivre. Mais c’est notre regard qui crée cette indignité… Le regard d’une société où seules comptent la performance, et l’apparence. Une société dont il vaut mieux disparaître plutôt que de paraître diminué. Voilà le vrai problème, au fond. Qu’on puisse imaginer qu’il faut « mourir dans la dignité » plutôt que de vivre « indigne » : cela seul devrait nous indigner sur l’inhumanité d’un monde où il n’est pas clairement reconnu que toute vie vaut d’être vécue, dans chacun de ses moments – et ceux qui précèdent la fin ne sont pas pas les moins importants.
Nous voilà de nouveau devant un point de bifurcation essentiel. Saurons-nous tout faire pour que la vie soit vivable, même dans l’épreuve, et jusqu’à ses derniers instants ? Ou préférerons-nous donner aux malades, aux vieux, aux tremblants, aux assistés, aux infirmes, aux déprimés, le droit d’être tués ? « Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, et nous l’avons méprisé, compté pour rien » : la foi qui a fondé la civilisation européenne rappelle, avec la fête de Pâques, que dans la plus extrême faiblesse se cache la plus absolue dignité. Espérons aujourd’hui que, par-delà toutes nos différences, « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » soient capables, une nouvelle fois, de redire ensemble qu’ils croient en l’homme et en la valeur infinie de toute vie.
💬 "L’État n’a pas le droit de tuer." L’eurodéputé @fxbellamy dans #CCeSoir pic.twitter.com/Q9Z5Gkx0cN
— C ce soir (@Ccesoir) April 8, 2021
Droit de mourir : "Il faut refuser avec tout autant de force de donner la mort."
L’eurodéputé @fxbellamy dans #CCeSoir pic.twitter.com/Q7JSJXGOUf— C ce soir (@Ccesoir) April 8, 2021