Reprendre le contrôle sur le droit européen ?

Intervention de François-Xavier Bellamy au Colloque de l’Institut Fédératif de recherche sur les Transitions Juridiques

Transcription

Il est très beau aussi que ce colloque soit l’occasion de vivre l’expérience de plus en plus rare – presque miraculeuse aujourd’hui – du désaccord passionné et enthousiaste. Tout a commencé par le fait que Denys de Béchillon, que je ne connaissais pas, a publié une chronique dans l’Express sur le sujet qui nous réunit aujourd’hui, avec laquelle j’étais en profond désaccord. Je lui ai écrit pour le lui témoigner ; en retour il m’a invité à venir ici, et je crois que c’est très important, parce que l’on vit dans un moment où, Enrico Letta le disait, la polarisation devient la grande la grande tragédie contemporaine au point qu’elle empêche la conversation. La vie démocratique devrait commencer par la jubilation du désaccord : le fait que quelqu’un ne pense pas comme moi est nécessairement une occasion d’essayer de comprendre par où je me suis trompé, ou par où je peux l’aider à mieux considérer le réel. Ce qui est au cœur de la pratique philosophique devrait être aussi le principe de la vie civique, et malheureusement nous avons vu hier à quel point cette expérience devient difficile. Je voulais dire à quel point je suis plein de gratitude pour ce moment que vous nous offrez.

Pour tenter de reprendre le sujet européen, je voudrais partir de mon expérience, sans revenir sur les mésententes anciennes qui restent aujourd’hui dans le débat – je pense par exemple à 2005-2007 qui reste au cœur d’une forme d’incompréhension démocratique, qu’il faudra affronter un jour de manière un peu explicite.

Revenons sur l’évolution de la pratique européenne telle que je la perçois depuis quatre ans, depuis 2019. Je ne suis pas, contrairement à ceux qui m’ont précédé à cette tribune, un grand expert du droit, mais je voudrais très humblement partager mon sentiment : je crois qu’aujourd’hui, ce que nous vivons au plan européen est une forme d’étonnant glissement dans la pratique institutionnelle, qui n’a pas tant à voir avec le fait qu’il y aurait d’un côté la politique et de l’autre le droit, ou une opposition entre le peuple et le droit, mais d’une certaine manière quelque chose qui oppose le droit au droit ou les institutions au droit, et de manière un peu provocatrice je dirais que les ruptures à l’état de droit ne sont pas toujours où on les voit. Elles existent où on les voit, mais pas seulement là.

Une extension des compétences exercées par l’UE au-delà de ce que prévoient les traités

Depuis que je suis entré dans cette expérience européenne, je constate dans les faits une extension des compétences exercées par l’Union européenne bien au-delà de ce que prévoient les traités, notamment une extension des compétences de la Commission européenne. Cela pose d’ailleurs un problème démocratique d’autant plus complexe à gérer que la Commission, Enrico Letta le rappelait, est d’une certaine manière l’institution la moins personnifiée pour les citoyens, celle qui est la moins reliée à la légitimité démocratique. Elle a une légitime démocratique puisque les commissaires européens sont nommés conformément au traités par les gouvernements de leurs États respectifs, mais nous voyons bien, et c’est peut-être un peu l’impasse du traité Lisbonne, que nous sommes restés au milieu du gué, que nous n’avons pas réellement construit un gouvernement européen. la Commission est restée une sorte de double du Conseil, et le principe du Spitzenkandidat avait pour but de remédier à cette déliaison entre la démocratie de l’élection européenne et la constitution de la Commission, en faisant qu’au moins le président de la Commission soit le reflet, le résultat, l’expression du suffrage des citoyens européens. Pour moi, c’est un très grand regret que ce principe du Spitzenkandidat, auquel nous n’avons toujours pas trouvé de traduction française, qui n’était pas dans les traités mais qui était de convention, ait été d’une certaine manière désactivé par l’opposition de deux chefs d’État et de gouvernement européens – Emmanuel Macron et Victor Orban – en 2019, qui ont décidé qu’ils ne se laisseraient pas imposer par l’élection européenne le Président – et en l’occurrence la Présidente – de la Commission.

C’était d’une certaine manière une forme de de volonté, parce que de fait il n’y avait pas d’évolution politique majeure : nous avons remplacé un candidat allemand de la CSU par une présidente allemande de la CDU, donc il ne s’agissait pas d’un renversement politique, il s’agissait plutôt d’une contestation institutionnelle par le Conseil qui ne voulait pas se voir retirer le privilège de nommer le Président ou la Présidente de la Commission européenne ; mais cela a contribué, je crois, à rendre le problème démocratique créé par la situation actuelle plus grand.

Trois exemples concrets

Il y a donc une extension des compétences de l’Union européenne et de la Commission européenne : je voudrais prendre trois exemples très rapides pour que ce soit concret. Je ne parle pas des cas que l’on évoque très souvent, nous pourrions revenir sur la CEDH et la CJUE, parce que vous savez que la CEDH en particulier n’est pas liée à l’Union européenne, mais concentrons-nous sur la pratique de l’Union européenne.

La politique énergétique

En matière par exemple de politique énergétique, les États membres sont, d’après les traités, souverains quant à leur mix énergétique. Mais en réalité, nous voyons que depuis le début du mandat la Commission européenne a fini par entrer dans cette compétence avec des moyens détournés. Je pense par exemple à la taxonomie européenne sur les énergies vertes : qu’il faille décarboner, qu’il faille aller vers plus d’écologie est une nécessité absolue et nous en convenons tous ; mais la Commission européenne établit un règlement financier en utilisant son pouvoir de régulation sur les marchés financiers, pour décider de quelles énergies sont vertes et quelles énergies ne le sont pas, et incidemment elle considère que l’énergie nucléaire n’est pas une énergie verte, asséchant par là potentiellement des milliers de milliards d’euros dans les décennies qui viennent vers une filière qui, dans ce sujet industriel, a des besoins d’investissement qui sont majeurs.

Evidemment, c’est un règlement financier, donc la Commission a beau jeu de dire “je suis dans mon rôle” ; mais en réalité elle prive les États membres d’exercer leurs compétences légitimes. Et il leur a fallu batailler avec beaucoup d’énergie pendant deux ans et demi pour obtenir que le nucléaire, dans des conditions extrêmement restrictives, fasse partie de la taxonomie verte, quand le gaz, lui, y était inclus. Cela est indépendant du contenu, d’une certaine manière, car si nous n’avions mis que le nucléaire dedans, cela m’aurait gêné tout autant du point de vue du principe. Aujourd’hui nous avons le même débat qui s’engage. C’était la semaine dernière au Conseil, et maintenant au Parlement européen, sur la réforme du marché de l’électricité. Nous voyons là encore, sous la pression de certains États membres, des voix qui s’élèvent au Conseil pour dire qu’il ne faut pas que les actifs existants (en l’occurrence les centrales existantes, les barrages hydroélectriques) puissent faire l’objet de contrats de long terme ; c’est une manière de priver les Etats dans lesquels ces choix industriels ont été faits de tirer des bénéfices économiques de leurs options industrielles.

La politique familiale

Deuxième exemple : la question de la politique familiale. Là aussi, la politique familiale n’est en rien une compétence de l’Union européenne : elle appartient aux États membres. Mais la Commission européenne travaille sur un projet de règlement qui s’appelle “Certificat européen de parentalité”, en partant du principe qu’elle a une compétence sur le sujet des transports. Parce qu’il y a un sujet de transport, si vous êtes reconnu comme parent dans un État membre, vous devez être reconnu comme parent dans tous les États membres. Cela fait que le premier État membre qui, par exemple, donne une légalité à la gestation pour autrui, implique que tous les autres États membres de l’Union européenne vont devoir la reconnaître.

Là encore, le sujet n’est pas le contenu : on peut tout à fait défendre la gestation pour autrui, il n’y a aucun problème avec cela, c’est un débat parfaitement légitime. Mais le sujet est que ce n’est pas une compétence européenne. Je vois des collègues d’Europe centrale et orientale qui reviennent dans leur pays, pas seulement en Pologne ou Hongrie, mais en Roumanie, en Slovaquie, en Slovénie, dans les Pays baltes, et les citoyens leur demandent “qu’est-ce que c’est que cette Union européenne qui voudrait nous dire comment nous définissons une famille ?”. Ce n’est pas son rôle, ce ne sont pas ses compétences ; et pourtant ces pays ne sont pas eurosceptiques ou anti-européens, et les collègues que je croise ne le sont pas plus, évidemment, mais il se trouve qu’il y a un sujet démocratique.

Le grand emprunt européen, la politique budgétaire

Le dernier exemple qui me paraît une grande actualité en France est celui que vous avez cité, Monsieur le Ministre, celui de NextGenerationEU, le grand emprunt européen. Le Covid arrive, immense crise économique pour tous nos pays, mais en particulier pour des pays qui sont déjà fortement endettés. Et là-dessus se greffe cette décision qui a beaucoup inquiété, même si elle a été très peu discutée en France : la décision de la Cour constitutionnelle allemande, qui remettait en cause le mandat de la Banque centrale européenne, et la manière dont elle l’exerçait avec les politiques monétaires non conventionnelles qu’elle pratique depuis 2008.

C’était un coup de tonnerre très inquiétant, parce que cela donnait le sentiment que l’Allemagne pouvait d’une certaine manière se retirer du jeu, fragiliser ces politiques monétaires qui permettent de stabiliser aujourd’hui la zone euro. Et c’est dans ce contexte là que la chancelière Merkel a accepté la proposition, poussée depuis le début de son quinquennat par le président Macron, d’un grand emprunt européen, d’une dette commune. C’était une très grande victoire diplomatique pour le Président de la République, mais elle était lourde de beaucoup d’implicite, qui la rendait potentiellement chargée de malentendus. Le premier, c’est que nous nous sommes mis d’accord sur le fait de lever un emprunt, mais pas sur les moyens de le rembourser, donc maintenant nous sommes tous comme des lapins devant les phares d’une voiture en train de regarder les taux d’intérêt monter, la charge de la dette augmenter, et personne n’a la moindre idée de la manière dont nous allons nous sortir de la question de la charge de cette emprunt. On parle de nouvelles ressources propres : c’est évidemment de la fiscalité.

On parle de nouvelles ressources propres : c’est évidemment de la fiscalité. Certains éléments de cette fiscalité sont très bons, et pour ma part je les défends, je les ai défendu et j’ai contribué à leur adoption, comme la taxe carbone à l’entrée du marché unique ; mais il y a d’autres éléments de fiscalité qui peuvent être plus problématiques, et surtout, à la fin, nous n’arriverons pas avec ces ressources propres à affronter la charge de cette dette.

L’autre sujet est que cette dette n’était en rien prévue dans les Traités européens, c’est une invention complète. Il y avait, dans les Traités européens, la mention d’une capacité d’endettement très ponctuelle et très mineure, qui a déjà été utilisé d’ailleurs par exemple après le tremblement de terre de l’Aquila pour venir au secours des communes italiennes touchées ; mais le fait que nous allions lancer un grand emprunt massif de plusieurs centaines de milliards d’euros en commun, tout le monde le reconnaît aujourd’hui dans le débat, n’était pas inclus dans les perspectives ouvertes par les Traités. De fait, cela ne s’est pas fait sans contrepartie, c’est d’ailleurs tout à fait normal ; nos amis Allemands, Nordiques, Autrichiens que nous appelons les radins et qui s’appellent eux-même les frugaux, n’avaient aucune espèce d’intention d’aller garantir par leur signature et contribuer au financement d’une dette qui aurait pour finalité de maintenir des systèmes sociaux, par exemple structurellement déficitaires comme celui de la France ; c’est dans ce contexte là que la France c’est engagée de manière écrite, noir sur blanc, à effectuer une réforme des retraites. C’est dans ce contexte-là que le Président de la République a pris cet engagement, alors que la réforme des retraites qu’il vient de mener ne correspondait pas à celle qu’il disait souhaiter pour le pays, et qu’il avait défendu pendant son premier quinquennat.

Qui ne voit qu’il y a là une clé du malaise démocratique que nous connaissons aujourd’hui ? Moi je crois qu’il faut faire une réforme des retraites. J’ai défendu celle qui a été faite par le Président de la République et son gouvernement, parce que je pense qu’elle est nécessaire à la France. Mais je crois aussi qu’il y a un vrai problème, quand les citoyens ont le sentiment que la réforme n’est pas faite par des dirigeants politiques qui s’expriment en rapportant à leur peuple, mais faite au contraire par l’injonction d’une institution européenne qui n’a pas, d’après les Traités, de compétence pour contrôler les budgets de nos États membres, ni la manière dont ils les exercent.

Nous sommes ici au cœur de la doctrine Monnet, qui a trouvé sa réactualisation : dans son journal qui vient d’être réédité, et c’est une lecture passionnante, on voit comment Jean Monnet avait une conscience très vive que les crises étaient le moment de développement, de déploiement de l’Union européenne ; il a cette formule selon laquelle l’Europe ne sera que la solution multiple des crises qu’elle traversera ; et d’une certaine manière on a vu le Covid devenir une occasion d’intégrer plus encore l’Union européenne. C’est un projet qui n’est pas illégitime par principe évidemment, mais à condition, me semble-t-il, qu’il soit ratifié par les démocraties qui constituent l’Europe ; non pas qu’il soit mené de manière purement technique dans des choix qui se font non seulement contre ou sans la ratification des citoyens, mais contre l’état du droit. Et c’est ça qui me paraît très intéressant ; aujourd’hui on a le sentiment, encore une fois, que le droit est prisonnier de ce projet politique – et encore une fois, les violations de l’état de droit ne sont pas toujours où on le croit.

La question de l’état de droit et de son instrumentalisation

Je voudrais m’arrêter un très court instant sur la question de l’état de droit : le Parlement européen, à ma grande stupéfaction quand j’y suis arrivé, vote continuellement des résolutions, des rapports, des textes qui sont très éloignés des compétences de l’Union européenne et de ses propres responsabilités comme institution législative ou co-légisateur de l’Union. Après la première année de mandat, nous nous sommes retrouvés plongés dans le premier confinement, et nous avons eu un peu de temps libre d’un seul coup parce que nous étions tous piégés dans le distanciel. Avec mon équipe, nous avons fait un inventaire de tous les votes que nous avions effectués depuis le début de notre législature ; nous avions un an d’expérience derrière nous. Nous avons rapporté les votes aux compétences de l’Union européenne : est-ce que ces votes étaient à l’intérieur des compétences propres de l’Union européenne, est-ce qu’elles étaient liées à des compétences d’appui, ou est-ce qu’elles étaient totalement en dehors des compétences de l’Union ? À la fin, 52% des votes étaient totalement extérieurs à des compétences de l’Union européenne. Nous parlons de tout, nous votons sur tout, aussi bien sur des débats politiques nationaux, des comportements politiques nationaux, et tout cela contribue, je crois, à faire monter d’une certaine manière la querelle faite à l’Union européenne de se mêler de ce qui ne la concerne pas. Wanda Mastor parlait du débat sur l’IVG aux États-Unis ; dans l’Union européenne c’est une question qui revient très souvent : nous avons voté sur des résolutions à ce sujet, et d’ailleurs le président de la République lui-même au début de son mandat à la présidence du Conseil de l’Union européenne avait dit qu’il fallait inscrire l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux. Se prononcer continuellement sur cette question comme le fait le Parlement européen, et sur les législations nationales en la matière, est quelque chose qui ne relève pas de ses compétences, et qui alimente les discours eurosceptique dans beaucoup d’États membres, où on ne comprend pas que le Parlement européen puisse se prononcer sur les politiques nationales, qui appartiennent théoriquement à la compétence des démocraties qui constituent l’Union.

Et encore, je ne parle pas du contenu : on peut être pour, contre, on peut discuter du contenu autant qu’on veut ; mais nous avons voté par exemple au Parlement européen un rapport qui dit que les hommes peuvent également faire l’expérience de la grossesse : outre que cette expression me semble discutable, ça ne relève pas du tout des compétences de l’Union européenne, et je ne vois pas où est la valeur ajoutée européenne. Ça ne produit aucun effet juridique dans les faits, même si tout cela constitue un peu de soft law qui peut être instrumentalisé ensuite de manière utile.

Idem sur les questions d’état de droit : nous nous prononçons en permanence sur les dérives faites contre l’état de droit dans certains États membres de l’Union européenne, je pense évidemment à la Hongrie ou à la Pologne, pays sur lesquels nous avons voté littéralement des dizaines de résolutions depuis le début du mandat ; je suis effectivement inquiet de ce qui se passe dans des pays de l’Union européenne, je pense en particulier à la situation en Pologne aujourd’hui où une loi a été votée pour fragiliser les chances du candidat principal de l’opposition qui se trouvait être de notre groupe politique, la loi dite “anti-Tusk” ; nous avons là vraiment un problème majeur d’état de droit.

En réalité il y a des problèmes d’état de droit dans beaucoup de pays européens, et on ne s’inquiète jamais par exemple de ce qui se passe aujourd’hui du point de vue de l’état de droit en Espagne, où le système judiciaire est en état de très grande tension, et c’est un point qui n’a jamais été traité. La question des nominations au CGPJ reste un sujet brûlant. Et puis à Malte par exemple, une journaliste a été assassinée, je ne crois pas que Malte et les gouvernements Muscat, Abela soient indemnes de toutes questions d’état de droit ; ou bien en République tchèque avec Monsieur Babis, bref il y aurait des questions d’état de droit à poser un peu partout, et c’est toujours au même endroit qu’on appuie le curseur, parce que pour le coup il y a là un différend idéologique absolument évident.

Un mauvais procès contre l’Union européenne ?

Pour terminer je dirais que le sujet n’est pourtant pas d’aller chercher querelle à l’Union européenne, et de manière paradoxale je crois que ce serait faire un très mauvais procès à l’Union européenne que de considérer qu’aujourd’hui nous perdons le contrôle à cause d’elle. Que les États membres sont en train de se faire déposséder de leur pouvoir par l’Union européenne me paraît une analyse complètement fausse, parce que tout ce que je viens de décrire se produit à la demande des États membres. Je crois qu’il y a un vrai problème démocratique dans le fait que la Commission européenne, que l’Union européenne exercent des compétences qui ne sont pas prévues d’après les Traités, mais tout ceci se fait parce que les États membres le souhaitent, le demandent, le bénissent, et c’est là que se trouve la question fondamentale, me semble-t-il.

Reprenons d’ailleurs l’exemple très intéressant que le général Lecointre évoquait hier, l’exemple de la DETT (la directive européenne sur le temps de travail). C’est un exemple très révélateur : cette directive fixe des limites horaires de temps de travail, qui perturbent de façon extrêmement grave notre modèle d’armée par exemple, qui est fondé sur la nécessaire permanence opérationnelle, mais aussi notre modèle de sécurité civile, c’est d’ailleurs le cas le plus brûlant parce que la première décision rendue par des juges européens sur le sujet a été pour condamner la Belgique, dans le cadre de la décision Matzak. Un sapeur-pompier belge a fait condamner son État parce qu’il avait fait compter ses périodes d’astreinte comme des périodes de travail, donc il arrivait qu’il travaillait beaucoup trop au sens de la DETT. Et tout le monde hurle, y compris en France ; je me souviens d’une tribune du Premier ministre Édouard Philippe qui avait quitté ses fonctions à l’époque, qui avait publié un texte extrêmement virulent contre l’Union européenne, en demandant “d’où l’Union européenne vient-elle remettre en cause notre modèle de défense ?” Et ceci nourrit un discours dans toutes les forces politiques, y compris la mienne parfois, je le regrette, qui attaque avec virulence la Commission européenne, l’Union européenne, les juges européens, la CJUE… qui viendraient nous déposséder de notre souveraineté et de notre sécurité nationale.

Mais la vérité c’est que tout cela est accueilli avec beaucoup d’ironie à Bruxelles, puisque la DETT a été une demande de très longue date du gouvernement français, qui a exigé pendant des années qu’une directive sur le temps de travail permette de lutter contre le dumping social, et permettre de faire en sorte que nous qui sommes au 35 heures ayons à faire face à une concurrence moins rude, notamment de la part des pays d’Europe centrale.

La France aurait très bien pu, dans le cadre de la négociation, exiger, demander, négocier que des exceptions soient prévues pour nos forces de sécurité civile ou pour nos forces armées. Donc nous nous retrouvons aujourd’hui dans la même situation que pour la taxonomie : je vois des Français, des journalistes et des médias français dire : “c’est l’Union européenne qui détruit notre nucléaire”.

Mais je crois qu’on n’aurait pas aujourd’hui cette configuration sur la taxonomie si, pardonnez-moi de le dire avec le sourire, le président de la République n’avait pas eu dans son premier quinquennat trois ministres de l’énergie anti-nucléaire. Donc c’est toujours par les États membres, et par la manière dont les États membres discutent et négocient, Enrico Letta le disait très bien, que se produit à la fin le grand emprunt. C’est exactement la même chose, c’est évidemment les États membres qui l’ont souhaité même s’il n’était pas à mon sens nécessaire. Je crois que le sujet est d’abord là : il n’est pas dans les blocages créés par les États membres, qu’il faudrait surmonter par l’action de la Commission – pour ma part d’ailleurs nous pourrions reparler de la question du veto, mais je ne crois pas que le veto soit aujourd’hui le sujet du des blocages européens ; je crois que le sujet vient d’abord de ce qu’au fond nous nous plaignons après nous être nous-mêmes dépossédés des pouvoirs exercés par d’autres, que nous avons pourtant souhaité transférer, et que d’une certaine manière nous avons souhaité ne plus exercer nous-mêmes.

La politique n’est jamais faible que de son propre vide.

Et je crois que c’est quelque chose qui porte au-delà de l’Europe une leçon plus générale : la politique n’est jamais faible que de son propre vide. C’est d’ailleurs ce qui provoque cette polarisation actuelle : la faiblesse de la politique et non sa force – je partage complètement le sentiment d’Enrico Letta sur ce sujet. Lorsque le politique prétend expliquer qu’il n’a pas pu faire ce qu’il voulait parce qu’il a été empêché, que ce soit par l’Union européenne, ce qui est notre sujet du moment ou bien par son administration, comme le disait Emmanuelle Mignon, ou bien par les juges, en réalité quand le politique prétend s’excuser, je crois qu’il s’accuse, parce qu’il dit substantiellement qu’il n’a pas su lui même rendre effective la vision qu’il prétendait partager avec les citoyens qui lui avaient fait confiance.