L’épidémie doit être l’occasion d’une prise de conscience.
Entretien avec Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine, disponible à ce lien.
LE FIGARO MAGAZINE – Votre dernier essai, paru il y a un an, s’intitulait Demeure, comme une invitation à échapper à l’ère du mouvement perpétuel. Pouviez-vous imaginer alors la France confinée?
Notre monde en mouvement avait pour vertus cardinales l’agilité, la vitesse, la rupture ; et soudain notre seul impératif devient : restez chez vous ! Je pourrais dire en souriant que nous sommes passés bien vite d’En marche à Demeure. Bien sûr, il est impossible de se réjouir d’une assignation à résidence généralisée, nécessaire pour éviter la propagation du virus, mais éprouvante pour beaucoup, et qui aura des conséquences économiques et sociales si graves…
La demeure n’implique pas le confinement, au contraire. Elle est le point de départ. Mais s’il faut tirer d’un mal un bien, il est vrai que cette période d’immobilité forcée peut nous offrir l’occasion d’échapper à l’agitation de nos vies : pour ceux d’entre nous que leur travail ne place pas en première ligne dans cette crise, ce temps suspendu permet d’habiter de nouveau, au lieu de passer sans cesse. Pour reprendre le titre d’un éditorial dans vos pages : Bienvenue chez vous !
Comment trouver un équilibre entre la nécessité d’aller de l’avant, l’impératif de croissance et le besoin de permanence et de protection ?
En écrivant Demeure, je voulais rappeler que la première mission du politique n’est pas de changer le monde, mais de le préserver – de protéger ce qui doit demeurer, ce que nous avons reçu d’essentiel et qui mérite d’être transmis : la vie humaine a pour condition des équilibres à la fois naturels et culturels fragiles et complexes. Dans leur obsession de changement, nos dirigeants rêvaient de remplacer l’Ancien Monde par un nouveau, comme si ce que nous avons reçu ne valait rien, comme si l’avenir ne pouvait être qu’un progrès.
De ce fait, nous avons ignoré que l’optimisme ne garantit rien, que la vie est essentiellement fragile, et que la première responsabilité politique n’est pas d’abord d’apporter du nouveau, mais de préserver l’essentiel – de garantir « que l’humanité soit », comme l’écrivait Hans Jonas. Je l’écrivais aussi dans Demeure : nous ne devrions pas juger nos responsables politiques sur ce qu’ils auront changé, mais d’abord sur ce qu’ils auront sauvé. Pour cela, il importe moins de rêver de ruptures que de « prendre soin » de nos attachements – le mot nous est devenu familier dans ce moment où nous nous sentons de nouveau vulnérables: « Prenez soin de vous ! ».
Et le fantasme brutal de « transformer la société » montre alors sa vacuité. Quand il faut prendre soin les uns des autres, ce sont les liens sociaux les plus ancrés, les structures ancestrales – les liens familiaux, les solidarités locales, toutes les proximités tournées en dérision par le « Nouveau Monde » postmoderne et globalisé – ce sont ces liens qui servent de refuge, et retrouvent leur signification essentielle.
Nous ne devrions pas juger nos responsables politiques sur ce qu’ils auront changé, mais d’abord sur ce qu’ils auront sauvé.
Cette crise révèle-t-elle les limites du logiciel idéologique d’Emmanuel Macron, comme de la majorité des dirigeants occidentaux aujourd’hui ?
Il y a toujours eu des épidémies : en faire le reproche à Emmanuel Macron, ou au monde occidental, serait précisément tomber dans l’idéologie. Nos limites se trahissent plutôt dans notre incapacité à réagir face à une telle crise : d’abord parce que nos dirigeants ont oublié que l’histoire est faite de menaces. Nous avons cru à la fin de l’histoire, comme l’écrivait Fukuyama.
D’où, par exemple, le fait que nous ayons cessé d’entretenir un stock stratégique de matériels de protection. Où en serions-nous si, au lieu d’une épidémie, nous devions faire face à une guerre ? Nous sommes totalement dépendants des acteurs étrangers qui fournissent les produits dont nous avons besoin pour survivre… Et c’est surtout là que l’aveuglement de l’Occident se manifeste: pendant quelques décennies, nous avons ajusté nos décisions politiques à des calculs économiques.
Parce que l’Asie fabriquait moins cher, nous lui avons transféré le travail. La rentabilité immédiate a remplacé la stratégie de long terme. Et soudainement, dans ce moment de crise aiguë, nous prenons conscience des conséquences… Il nous arrive ce que Hegel avait décrit, dans la dialectique du maître et de l’esclave : le plus puissant fait travailler le plus faible à sa place. Il s’offre ainsi un loisir confortable, mais dangereux : car le maître dépend de ce que produit l’esclave.
Où en serions-nous si, au lieu d’une épidémie, nous devions faire face à une guerre ? […] La rentabilité immédiate a remplacé la stratégie de long terme.
Un jour, le maître devient l’esclave de l’esclave, et l’esclave est alors le maître du maître. La mondialisation a consisté à exploiter le différentiel de développement pour nous offrir pour moins cher le luxe d’une vie d’abondance. Aujourd’hui, les petites mains de l’atelier du monde en deviennent les nouveaux maîtres, et les avions chinois mettent leurs drapeaux aux fenêtres pour nous apporter les masques dont nous avons besoin pour survivre.
Vous êtes également député européen. L’Union européenne est beaucoup critiquée depuis le début de cette crise. Est-ce injuste?
Non. L’Union européenne s’est préoccupée pendant longtemps de construire un marché unique et d’y faire appliquer la concurrence la plus ouverte possible. En mettant nos entreprises, qui se voyaient imposer des normes de plus en plus complexes, en compétition avec des acteurs étrangers qui ne respectaient pas nos règles sociales, environnementales ou même concurrentielles, elle a contribué à cette mondialisation déséquilibrée.
L’Union européenne n’est pas seule responsable de notre déclin […]. Mais si nous sommes démunis pour faire face à cette épidémie, c’est en partie du fait d’un certain aveuglement européen.
Le dogme de la concurrence a empêché le développement de stratégies industrielles fortes dans des secteurs essentiels. L’Union européenne n’est pas seule responsable de notre déclin – d’autres pays européens proches de nous sont capables de continuer à produire et à exporter. Mais si nous sommes démunis pour faire face à cette épidémie, c’est en partie du fait d’un certain aveuglement européen. Et l’impuissance à laquelle nous nous sommes condamnés rend ensuite presque impossible une solidarité effective entre nos pays devant l’épidémie, exactement comme face à la crise migratoire, par exemple…
Que pensez-vous de la décision, prise par les chefs d’État et de gouvernement, d’ouvrir les négociations d’adhésion à l’UE pour l’Albanie et la Macédoine du Nord?
Cette décision prise en pleine crise du coronavirus montre une impressionnante surdité des dirigeants européens: au moment où la crise devrait nous inquiéter sur notre impuissance et l’impasse stratégique qui nous y a conduits, nous nous préoccupons de poursuivre l’élargissement ! C’est aussi le résultat d’un reniement incroyable de la part d’Emmanuel Macron, qui a soutenu cette décision.
Pendant toute la campagne des élections européennes, Nathalie Loiseau proclamait : « L’Albanie et la Macédoine du Nord, c’est non ! » Il ne leur aura pas fallu un an pour renier la parole donnée… Le gouvernement prétexte avoir obtenu des ajustements de procédure ; mais cela ne change rien au fond: malgré ce « non » promis, notre président valide la candidature de ces deux pays, au moment où les Français ont l’esprit occupé par une épidémie majeure. Même si l’heure n’est pas à ces débats, difficile de dissimuler son écœurement devant ce cynisme affligeant.
L’Union européenne peut-elle se refonder, ou est-elle condamnée à disparaître?
Il serait terrible que le discrédit actuel de l’Union européenne nous condamne à terme à une fragmentation qui serait la dernière étape de notre déclin. Je sais que l’idée même d’une refondation a déjà suscité bien des déceptions, et semblera illusoire. Mais dans le monde qui se dessine, nous avons besoin d’un lien fort entre les pays européens. Pour pouvoir peser et ainsi ne pas subir la suite de l’histoire, bien sûr. Mais aussi parce que nous sommes unis par une civilisation commune dont l’héritage est plus que jamais d’actualité pour protéger une certaine idée de l’homme, que le monde qui se dessine met sans doute en danger.
C’est le cœur du projet que j’ai défendu pour l’élection européenne : il faut construire une Europe qui nous renforce dans la mondialisation, là où elle nous donne trop souvent aujourd’hui le sentiment de nous fragiliser. Cela suppose qu’elle se refonde sur des principes clairs. Retrouver la subsidiarité, pour garder à l’échelle européenne ce que chaque pays ferait moins efficacement. Reconstruire une stratégie économique qui ne considère pas seulement le consommateur, mais aussi le travailleur, et le citoyen. Sortir de la naïveté, et assumer de défendre nos principes et nos intérêts dans le monde qui nous entoure. Si l’Europe retrouve ces fondations, elle sera un atout majeur pour nos démocraties et pour les peuples européens face aux défis difficiles qui nous attendent.
Vous êtes professeur de philosophie. Quelles lectures conseillerez-vous à vos élèves pour comprendre cette crise?
Peut-être un auteur que j’évoquais plus tôt : Le Principe Responsabilité, de Hans Jonas. Cet ouvrage, qui date de 1979, annonce déjà qu’il nous faut renoncer à l’illusion de notre toute-puissance sur la nature. C’est un appel à replacer au cœur de la politique une éthique de la prudence, inspirée par l’attachement à la vie dont la splendeur fragile doit être préservée pour les générations à venir.
Le coronavirus peut être synonyme de souffrance et de deuil pour certaines familles. En quoi la philosophie peut-elle aider?
Cette épidémie a déjà causé bien des deuils… Et puis, je pense aux familles qui ne peuvent visiter leurs proches en maison de retraite ou à l’hôpital. À ceux qui partiront sans avoir pu vivre le moment de l’adieu. Aux proches empêchés de participer à un enterrement. Quelle immense épreuve… Que dire devant de telles situations ? À titre personnel, je n’ai jamais cru que la philosophie pouvait être une méthode thérapeutique pour résoudre tous les problèmes.
Sans doute ne peut-elle pas toujours nous « aider ». Il n’y a pas de remède pour tout ; mais il faut sans doute renouer avec ce que Boèce décrivait, au VIe siècle, dans Consolation de philosophie : condamné à mort injustement, il médite depuis sa prison sur l’expérience difficile de la consolation. Consoler, ou se laisser consoler, n’est pas se défaire de la souffrance, au contraire: plus la souffrance est profonde, et plus elle appelle la consolation. Mais par elle nous sortons de la solitude. Espérons que notre société saura vivre, dans les temps qui viennent, cette nécessaire consolation.