La relégation du bac piège les plus déshérités
LE FIGARO. – Après avoir introduit une part importante de contrôle continu au bac, Jean-Michel Blanquer veut supprimer les épreuves communes à tous les lycées au profit de nouvelles modalités d’évaluation propres à chaque établissement, actant ainsi le passage à un « bac local ». Est-ce un moyen d’inciter «chaque élève à s’impliquer toute l’année dans ses apprentissages» comme l’ambitionne le ministère, ou l’ultime coup de grâce porté à cet examen ?
François-Xavier BELLAMY. – C’est un aveu, une manière d’admettre que le baccalauréat n’existe plus. On pouvait déjà le deviner au moment où Jean-Michel Blanquer avait annoncé la réforme du bac en 2018, l’organisation des épreuves communes dites E3C ressemblait à une usine à gaz aberrante qui ne pouvait être qu’une étape vers la suppression de cet examen national.
Une grande part du baccalauréat dépendra désormais uniquement des notes attribuées par les professeurs tout au long de l’année , sans aucune espèce d’anonymat, avec une dimension nécessairement relative à la notoriété des établissements qui accompagnera cette notation. En réalité, il s’agit de transformer le bulletin scolaire en bac.
Cet examen est devenu un mensonge d’État et Jean-Michel Blanquer l’enterre au lieu de tenter de le sauver, achève un malade quand il devrait le réanimer. Le ministre hérite, bien sûr, de la crise durable d’un système scolaire, mais pendant de longues années il y a très largement contribué en tant que directeur général de l’enseignement scolaire puis ministre de l’Éducation nationale pendant de longues années. Il ne peut donc pas être exonéré de sa responsabilité dans la situation actuelle.
Demain, les parents les plus malins, les mieux informés ne risquent-ils pas de déserter encore davantage les établissements moins réputés ? Se dirige-t-on vers un accroissement de l’hétérogénéité entre les lycées et les lycéens ?
Oui. Personne ne nous fera croire que c’est une nouveauté, tous les parents savent déjà que le fait de sortir d’un lycée plus ou moins coté aura une incidence sur l’orientation de leur enfant. Nous avons aujourd’hui le système scolaire le plus inégalitaire de l’OCDE, comme l’indiquent sans discontinuer les enquêtes Pisa publiées depuis 2013 ; dans notre pays, le parcours d’un élève est le plus directement prévisible à partir de son milieu social d’origine. C’est d’autant plus grave que la France s’est construite et vit toujours sur la promesse de la méritocratie, par l’accès universel à l’éducation et au savoir. Derrière cette promesse, il y a un mensonge et le bac est l’un des noms de ce mensonge.
Dans cette situation, Jean-Michel Blanquer avait deux options : tenter de redonner du sens au bac en reconstruisant en amont un système éducatif qui fonctionne et permette à chaque élève d’avoir accès au savoir, ou renoncer à cette ambition et achever de vider cet examen national de sa signification, aggravant ainsi la relégation qui piège les plus déshérités.
En présentant ses «ajustements» pour le bac 2022, le ministre de l’Éducation nationale a évoqué des modifications de coefficients pour les matières mais rien sur le contenu des programmes. Pourtant, toutes les études internationales montrent que le niveau des élèves français chute…
Après les E3C, l’introduction du grand oral et des épreuves de spécialité au bac, Jean-Michel Blanquer veut modifier les coefficients des épreuves. J’observe d’ailleurs une chose : pour pouvoir comprendre le lycée d’aujourd’hui, il faut avoir fait l’ENA ! Tout ceci ne fait que renforcer le fossé qui se creuse entre les personnes armées pour faire face à la complexité de plus en plus aberrante du système, et les autres. On vit l’exacte continuité du quinquennat Hollande et de l’action de Najat Vallaud-Belkacem au ministère de l’Éducation nationale, une époque marquée par une multiplication de dispositifs de cette nature dans la réforme du collège. Aujourd’hui, les parents ne comprennent plus rien à l’école de leurs enfants quand ce ne sont pas les professeurs eux-mêmes qui sont perdus.
Il s’agit d’un contresens total compte tenu de ce dont l’école avait besoin: un retour aux fondamentaux, à la transmission d’une culture générale solide. Au-delà de la réforme du bac, Jean-Michel Blanquer transforme en profondeur le lycée, en imposant le principe d’une spécialisation précoce, ; et cette transformation est d’autant plus violente que, dans un monde en pleine mutation, les élèves ont de plus en plus tard une idée de ce qu’ils vont faire de leur vie.
Jean-Michel Blanquer n’a cessé de dire et d’écrire que l’éducation se joue dans les petites classes et je suis d’accord avec lui. De ce point de vue là, si on ne commence pas par travailler à un système éducatif où tous les élèves apprennent à lire, écrire et compter à l’école primaire, on n’arrivera à rien au moment du bac, ; ce n’est même pas la peine d’essayer de régler un problème par sa conclusion. Le baccalauréat est supposé être l’évaluation de ce qui a été appris lors des quinze années précédentes, et si le dysfonctionnement commence quinze ans plus tôt, le baccalauréat ne peut qu’être le symptôme et le révélateur d’une faillite bien plus profonde.
L’ampleur des fautes d’orthographe choque au premier abord, puis viennent les défaillances en termes de structure logique dans la pensée. Professeur de philosophie, avez-vous constaté un déclin significatif des copies ?
Mon expérience n’est pas assez longue pour avoir observé par moi-même une dégradation progressive ; mais, ayant pourtant corrigé le baccalauréat plusieurs années, je n’ai jamais vu ce que des collègues me racontent aujourd’hui des copies qu’ils ont sous les yeux. France Inter a même fait état de la stupéfaction de nombreux professeurs face à la proportion très importante de « non-copies », des devoirs quasi inexistants, rendus seulement pour faire acte de présence. Des élèves écrivent qu’ils s’excusent de devoir partir vite, ou qu’ils en ont assez de travailler. De fait, avec le contrôle continu, la plupart arrivent en sachant déjà qu’ils ont le bac ; pourquoi se donner du mal ?
On atteint le point où le mensonge est, de toute façon, connu de tous, et les élèves ne se donnent même plus la peine de faire semblant. Une statistique intéressante à surveiller, c’est le temps passé dans la salle d’épreuve. Il est obligatoire de rester une heure sur place pour ne pas être déclaré absent ; cette année, un nombre très substantiel de candidats au bac sont partis dès la première minute de liberté accordée.
La situation a-t-elle une chance de s’améliorer dans les prochaines années ? Comment remédier à ces lacunes profondes chez certains élèves ?
Non seulement nous le pouvons, mais c’est absolument nécessaire pour la survie de notre pays. Le recul de notre système éducatif est sidérant, alors que le modèle français a longtemps été un des plus efficaces du monde et a inspiré de nombreux pays. Désormais il nous faut nous inspirer de ce qui se fait ailleurs pour retrouver la capacité de transmettre ; mais nous devons aussi puiser dans notre tradition pédagogique, et le baccalauréat en est un pilier important. Il représente l’exigence dans l’universalisme, le respect du mérite, de l’effort et du travail quel que soit le parcours de l’élève, son histoire ou son identité. Le baccalauréat fait partie de la culture française ; à l’exact opposé, Jean-Michel Blanquer est en train d’imposer un dérivé médiocre de la culture anglo-saxonne, celle qui choisit la spécialisation au lieu de l’enseignement général, la compétence au lien de la connaissance, la professionnalisation à la place de la formation personnelle et de la construction de la pensée.
Le problème est que nous aurons demain les faiblesses du système américain, sans en avoir les forces. Les Américains ont un tronc commun et une culture générale assez fragiles jusqu’à l’enseignement secondaire, mais leur système universitaire repose sur une spécialisation très avancée, avec une sélection extrêmement exigeante (pour partie intellectuelle mais aussi pour partie censitaire), et des moyens gigantesques dans l’enseignement supérieur. Chez nous, des universités paupérisées sont sommées d’absorber les conséquences de ce mensonge qu’est le bac : elles sont les seules formations obligées de recevoir les dizaines de milliers de lycéens auxquels l’éducation nationale a conféré le « premier grade universitaire » sans jamais leur donner les capacités élémentaires pour poursuivre des études supérieures. Dans les faits, les facultés continuent de leur mentir pendant trois ou quatre ans, le temps d’une licence, voire d’une première année de master.
Sur Twitter, j’ai été marqué par le hashtag #EtudiantsSansMaster . Il s’agit d’étudiants qui se révoltent car ils n’ont pas de place en master. Mais comment en serait-il autrement ? Environ 300 000 bacheliers entrent chaque année à l’université: 60 % d’entre eux ne valident pas leur première année de licence… Beaucoup ont de sérieuses lacunes dans la maîtrise de l’écrit : 20% des jeunes majeurs en France ont des difficultés de lecture. Beaucoup persévèrent pourtant, jusqu’au master. À ce moment-là, nécessairement, une sélection finit par s’opérer, et ces jeunes-là deviennent les dindons de la farce. Pourtant, ils ont fait ce qu’on leur demandait, ils ont joué comme ils le pouvaient le jeu de la promesse qui leur était faite par l’institution, et à la fin ils n’ont malheureusement aucune chance de trouver une place qui corresponde au talent qu’ils avaient certainement en eux mais que notre école ne leur a pas permis d’accomplir.