La France qu’on oublie

Texte paru dans le Figaro daté du 4 avril 2017.

 

Le 26 février, François Bayrou déclarait au cours d’une émission : « Il y a une culture française, et j’en suis le défenseur. » Le 2 avril, devant les caméras, volte-face : « La culture française n’existe pas. » Il aura suffi d’un mois, et d’un ralliement, pour ce nouveau reniement : avec de tels « défenseurs », la France a de quoi s’inquiéter…

Sur le fond, un tel déni de réalité laisse incrédule. Comment M. Bayrou, agrégé de lettres, peut-il choisir d’ignorer à ce point ce qui fait la France ? Un tel propos peut bien se donner une façade savante, il est pourtant démenti par les faits, et par tous ceux qui hors de France ne peuvent même pas comprendre un tel débat. Car le monde entier sait qu’il y a une culture française ; il n’y a que nous pour le nier ! Notre pays est toujours la première destination touristique au monde, et ce n’est pas grâce à Orly et au RER B. Si 83 millions de visiteurs étrangers sont venus l’an passé en France, en dépit de nos infrastructures vieillissantes, de l’insécurité et de la menace terroriste, c’est parce que la France est pour eux d’abord un patrimoine, une architecture, des œuvres d’art, un art de vivre – bref, une culture, qui vaut qu’on traverse la planète pour venir s’émerveiller. Il n’y a que M. Macron pour dire sans plaisanter : « L’art français, je ne l’ai jamais vu. » Ingratitude des héritiers qui refusent leur propre héritage…

Ce cas d’aveuglement volontaire ne doit pas prêter à sourire : il est le symptôme d’un déni très profond, dont les conséquences sont graves, qui se font sentir depuis plusieurs décennies déjà. Rien de nouveau en effet dans cette dépression française ; et M. Macron ne fait que rajeunir la voix qui porte le même discours démoralisant, un discours tellement vieux au fond qu’il ne voit plus d’avenir pour la France que dans son euthanasie. N’être plus qu’un hub où l’on entre et sort de façon indifférente, jusqu’à ce multiculturalisme dont le discours de Marseille a constitué une sorte d’éloge halluciné, en ne définissant plus les Français que comme une juxtaposition de communautés définies par leurs origines extérieures… C’est au nom de ce projet que M. Macron devait dire et répéter qu’il n’y a pas de culture française. Non pas parce que c’est vrai, mais parce qu’il le faut, au nom de l’accueil de l’autre, de la diversité sans différences, de la mondialisation heureuse – bref, au nom du progrès. Rien de nouveau finalement cet espoir apolitique d’une disparition des nations : En Marche est l’aboutissement de la fascination postmoderne pour l’universelle mobilité d’un monde sans frontières, et c’est tout logiquement que M. Macron nous demande nos voix pour diriger un pays dont il dit qu’il n’existe pas.

Mais ce déni de soi, pavé de bonnes intentions, est fondé sur un contresens tragique. Pour s’ouvrir vers l’extérieur encore faut-il avoir une intériorité ; pour accueillir encore faut-il demeurer, et pour partager avec l’autre avoir quelque chose à offrir. On ne peut que mettre en danger l’unité d’une société quand on en retire ce qui peut fonder le commun. Or la culture est le seul bien qui puisse être infiniment partagé sans que personne n’en soit lésé : et c’est cet héritage commun qu’une parole politique irresponsable condamne depuis trop longtemps. Le déni dont M. Macron se fait aujourd’hui l’avocat est déjà responsable de la crise éducative profonde que nous traversons : des millions de jeunes grandissent dans notre pays, auxquels nous n’avons pas transmis la maîtrise d’une langue, d’une histoire, d’une pensée – d’une culture par laquelle leur vie pouvait s’enraciner, devenir féconde et s’élargir aux dimensions de la cité. Comment s’intégrer à un pays dont on dit qu’il n’a pas de culture et pas d’identité ? Comment se reconnaître dans une histoire dont on affirme qu’elle n’a rien produit, sinon des crimes contre l’humanité ?

La culture ne peut pas diviser, au contraire : ce n’est qu’en elle que nous pourrons puiser des raisons d’aimer la France, sans  chauvinisme sectaire, mais pour partager largement son aventure singulière. Pourquoi sinon être français, et pourquoi le devenir, si la France n’existe pas ? Car la France est une culture. L’un des plus grands écrivains à l’avoir épousée, Milan Kundera, l’expliquait ainsi : « L’ambiance spirituelle de toute ma jeunesse tchèque fut marquée par une francophilie passionnée. » Et si cette passion résiste encore, dans le monde entier, même aux erreurs et aux fautes de notre pays dans l’histoire, c’est parce que « l’amour de la France ne résidait jamais dans une admiration des hommes d’Etat français, jamais dans une identification à la politique française ; il résidait exclusivement dans la passion pour la culture de la France : pour sa pensée, sa littérature et son art. » Kundera avertissait déjà : une mondialisation qui nie les cultures ne pourra qu’aboutir à l’effacement de la France, « et l’indifférence à la France deviendra francophobie. » Il est malheureux que des responsables politiques français n’entendent pas aujourd’hui cet avertissement. Pour l’avenir de notre pays, et du monde auquel notre héritage peut encore apporter des sources singulières de vie et d’inventivité, la culture française n’a pas droit au suicide. Voilà éclairé, par la tentation du déni, l’enjeu de cette élection. Toute culture est fragile, nous le savons, et celle que nous avons reçue l’est plus que jamais aujourd’hui – comme l’écrivait Kundera : « Une raison de plus d’aimer la France ; sans euphorie ; d’un amour angoissé, têtu, nostalgique. »

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Emmanuel Macron, ou la passion de la postvérité

Tribune parue dans Le Figaro du 17 février 2017.

Nos démocraties occidentales traversent une crise profonde, qui est d’abord une crise de confiance dans ce qui constitue leur outil essentiel, le langage. Le relativisme omniprésent nous ayant conduit à l’ère de la « post-vérité », la parole publique ne semble plus renvoyer à rien, et dénuée de toute consistance elle perd sa signification. Dans la campagne que nous vivons pour l’élection présidentielle – campagne qui témoigne de la difficulté que nous avons à parler ensemble du fond des problèmes que notre société rencontre, Emmanuel Macron semble assumer et incarner cette inconsistance du langage.

Il y a quelques jours en Algérie, Emmanuel Macron déclarait que la colonisation avait été un « crime contre l’humanité. » Soit un plan concerté pour exterminer par tous les moyens les populations vivant sur les territoires colonisés… Tout cela n’a aucun sens. Que l’histoire de la colonisation ait été marquée par des crimes, nul ne peut en douter. Mais qu’il faille mettre le projet colonisateur sur le même plan que la Shoah, qu’on puisse assimiler Jules Ferry à Hitler ou Lyautey à Eichmann, voilà qui constitue une double et inacceptable insulte. Insulte à tous ceux qui – Juifs d’Europe, Arméniens d’Anatolie, chrétiens en URSS, Tutsis au Rwanda… – sont morts broyés par la haine, par une folie destructrice qui ne poursuivait aucun autre but que leur seule extermination : comment mépriser ce que leur souffrance eut d’unique, unique au point que pour la décrire le droit international a formé cette expression de crime contre l’humanité, qu’on ne devrait employer qu’avec soin quand il nous faut dire le passé ?

Comment mépriser en même temps, dans la facilité confortable du regard rétrospectif, les générations de Français qui, dans la confusion des intérêts nationaux et des illusions historiques, ont pour beaucoup cru aux bienfaits de la colonisation ? Bien sûr, nous savons aujourd’hui toutes les erreurs commises, toutes les blessures causées, et la violence coupable à laquelle une telle entreprise ne pouvait manquer de conduire. Mais nous pouvons reconnaître les égarements de ceux qui nous ont précédé sans pour autant les insulter. La colonisation n’était pas un projet de destruction, elle portait dans son principe la volonté de cultiver qui lui a donné son nom – en fait, le grand paradoxe, c’est qu’elle constitue plutôt l’une de ces tragédies auxquelles a conduit cette foi aveugle dans le progrès dont le même Emmanuel Macron se revendique aujourd’hui… Pour cette raison d’ailleurs, c’est la gauche progressiste qui avait largement épousé l’idéologie coloniale. Nous pouvons aujourd’hui dire les conséquences tragiques de cette erreur historique, sans insulter ceux qui y crurent. Ceux qui ont laissé leurs noms sur nos monuments aux morts n’ont pas donné leur vie dans un crime contre l’humanité, et il est révoltant de voir aujourd’hui un candidat qui prétend présider notre République venir cracher sur leurs tombes par opportunisme électoral.

Car c’est bien là le fond du problème. Lorsque la parole ne renvoie plus au réel, lorsqu’on dit tout et son contraire, quand la vérité ne compte plus, c’est que seule importe l’efficacité – en termes de calcul politique, de voix rapportées, de cibles touchées. La démocratie se dissout dans le marketing, et ainsi on détruit un peuple aussi sûrement que par la censure. C’est là la faute grave dont Emmanuel Macron est en train de se rendre coupable. Car qui ne voit la ficelle grossière dans cette surenchère mémorielle délirante ? La cible, en l’occurrence, ce sont des millions de binationaux, héritiers de cette histoire douloureuse. Mais si la cible est touchée, la victime sera la France.

Connaissant, pour y avoir enseigné, certains quartiers qui s’embrasent aujourd’hui, comme tous ceux qui ont vécu ou travaillé en banlieue, je mesure l’ampleur de la tragédie que la parole d’Emmanuel Macron contribue à entretenir. Des générations de jeunes Français, nés en France et qui vont y construire leur vie, sont entretenus par nos dirigeants dans la haine de leur propre pays… Qui ne voit combien sont graves ces mots absurdes, irresponsables ? « Crime contre l’humanité » : l’erreur historique est aussi une faute morale, car ces mots deviennent le ferment de la violence, de la vengeance et de la division.

Ce petit calcul politique est d’autant plus médiocre et dangereux que, hélas, il dure depuis trop longtemps déjà… Comme beaucoup de Français et de jeunes en particulier, j’avais regardé avec intérêt le renouvellement qu’Emmanuel Macron semblait apporter à notre classe politique. Quelle désillusion aujourd’hui ! Cette stratégie électorale recycle la schizophrénie des élites qui depuis quarante ans tentent de sauver leur lien avec les jeunes issus de l’immigration, à coup d’histoire biaisée et de tribunes dans Libé, en leur expliquant qu’ils sont les victimes de leur propre pays – leur interdisant ainsi de s’y reconnaître et de s’y intégrer… Ce petit calcul irresponsable est précisément ce qui nous bouche le chemin d’un avenir commun, et ce qui provoque aujourd’hui la poussée de violence qui traverse nos banlieues, dans la coupable complaisance de dirigeants installés dans l’échec du mensonge victimaire. Quand il affirme qu’il n’y a pas de culture française, quand il insulte à l’étranger le pays qu’il prétend diriger, Emmanuel Macron montre qu’il n’est que la nouvelle voix de la vieille haine de soi qui a conduit la France au bord d’une division irréversible. Mais nous refuserons de le suivre en marche forcée vers le vide. Le mensonge est trop vieux.

Le véritable renouveau consiste à reconquérir les mots, et à leur redonner leur sens. Si Emmanuel Macron a travaillé avec Paul Ricœur pour son dernier grand ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli, il devrait se souvenir de l’avertissement qu’il y lançait : « l’histoire manipulée » est toujours dangereuse pour l’avenir, car « la projection du futur est solidaire du regard sur les temps passés. » Il n’y a pas de vrai progrès sans passion de la vérité ; on ne peut se dire philosophe et choisir d’incarner la dangereuse vacuité du langage pour les calculs sophistiques de l’ère de la postvérité.

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Un nouveau défi pour servir

Une fois n’est pas coutume, quelques mots pour vous parler d’un discernement personnel, et d’un nouveau défi qui m’attend…

Depuis plusieurs années déjà, je me suis engagé pour essayer de servir, par l’action et par la réflexion, autant que j’en étais capable. Aujourd’hui, cet engagement prend un nouveau tournant…

Élu depuis 2008 dans l’équipe municipale de François de Mazières, j’ai découvert à ses côtés ce que pouvait être la politique quand elle s’ancre dans le réel pour tenter avec simplicité de porter une vision d’avenir, de construire des projets efficaces, d’accompagner les talents et les énergies, et d’apporter des solutions aux difficultés concrètes que traversent tout près de nous tant de personnes dans l’épreuve. Oui, la politique est tout cela, et dans cette équipe soudée par une véritable amitié, j’ai eu la chance de découvrir combien elle peut être belle, quand elle nous donne l’occasion de servir ensemble, loin des dérives qui abîment l’idée même du bien commun.

François de Mazières a fait le choix de quitter en juin prochain son mandat parlementaire pour poursuivre sa mission comme Maire ; et il m’a proposé d’être candidat pour tenter de convaincre à mon tour, et pour prendre le relais à l’Assemblée nationale. Cette marque de confiance me touche bien sûr profondément, comme les encouragements que je reçois de toute l’équipe à laquelle j’appartiens, et dont j’ai tellement appris au cours de ces huit années. Vous aussi, qui me suivez ici et qui depuis longtemps déjà me faites la joie de me lire ou d’échanger, vous êtes nombreux à me témoigner en bien des occasions votre soutien et votre confiance. Tout cela me marque vraiment ; et tout cela m’oblige aussi.

En espérant être à la hauteur de cette confiance, j’ai donc décidé de proposer ma candidature pour devenir député.

J’espère pouvoir, dans ma ville, mais aussi sur ce territoire des Yvelines où j’ai eu la chance d’enseigner, contribuer au renouvellement profond dont notre pays a tant besoin, et qui devra s’ouvrir cette année. Car la France a en 2017 un rendez-vous sans doute unique…

Nous savons combien les défis que rencontre notre société sont immenses ; comme un jeune Français parmi d’autres, j’ai déjà tenté de prendre ma part pour les éclairer, les comprendre, et pour nous préparer ensemble à les relever. Je crois que le plus urgent pour cela est de reconstruire les conditions d’une réflexion partagée, ouverte, honnête et lucide. Pour y contribuer, j’ai écrit, j’ai traversé la France pour parler à tous ceux qui voulaient essayer de mieux comprendre ces défis. Vous savez ce qui me tient à cœur, et par-dessus tout la situation l’éducation, qui appelle une mobilisation totale et d’où dépend, vraiment, l’avenir de notre pays. Derrière l’école, il y a l’intégration, donc la condition de notre unité ; il y a l’emploi, l’économie, la condition de notre retour à un contexte favorable aux entreprises, aux créateurs, et à un modèle social équilibré ; il y a surtout des vies  en devenir, la vie de ces jeunes qui ont le droit de s’accomplir dans leur existence personnelle et dans leur place de citoyens. La crise de notre école, la fragilisation des familles, les échecs de notre société, font des victimes, et créent tant de souffrance. J’ai voulu écrire et parler pour tous les déshérités ; c’est pour eux maintenant que je voudrais m’engager.

Au moment de commencer cette nouvelle aventure, passionnante mais impressionnante, je voudrais vous dire simplement combien je compte sur vous. Me voilà poussé sur le seuil de ce qui sera peut-être une nouvelle étape dans ma vie et dans mon travail ; c’est par votre confiance que j’y suis engagé. Devant les encouragements que tant d’entre vous m’ont témoigné, devant la confiance de mon Maire et celle qui vient de notre équipe, il n’est pas possible de se dérober. J’accepte le défi avec joie ; mais je compte vraiment sur vous, sur vos idées, sur votre aide, sur votre énergie, pour pouvoir être à la hauteur de la mission qui s’annonce. Rendez-vous dans quelques semaines pour le début d’un nouveau combat, pour tenter de convaincre et de rassembler largement afin de toujours mieux servir !

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L’école, priorité absolue

Texte publié dans Le Figaro du 21 septembre 2016, en partenariat avec RTL.

En 1997, interrogé à la veille des élections sur ses trois priorités pour la Grande-Bretagne, Tony Blair répondait : « L’éducation, l’éducation et l’éducation. » En 2017, tous les candidats à l’élection présidentielle devraient reprendre à leur compte, pour la France, ces trois priorités. Non que les autres problèmes qui touchent notre pays soient insignifiants, bien sûr ; ils sont d’une importance cruciale. Mais leur résolution passe à chaque fois, si l’on veut agir en profondeur, par le chemin de l’école. Vous voulez reconstruire une économie forte et innovante ? Commençons par refaire l’école. Lutter contre la désaffection de la politique et restaurer un débat d’idées digne de ce nom ? Commençons par refaire l’école. Sauver l’unité de la société française en empêchant une génération de sombrer dans les délires de l’islamisme ? Commençons par refaire l’école.

La crise que traverse notre pays, sous toutes ses formes, est profondément liée à sa faillite éducative. S’il faut refaire l’école, c’est parce qu’elle est le premier lieu de notre défaite collective. Ne gardons qu’une seule statistique, l’une des plus récentes : l’enquête CEDRE, publiée par le Ministère de l’Education Nationale en juillet dernier, se concentrait cette année sur la maîtrise de la lecture. Cette enquête statistique officielle fait apparaître que, parmi tous les collégiens en fin de 3ème, seul un quart peut être considéré comme « bon lecteur ». De l’autre côté du spectre, 15 % des élèves « s’avèrent n’avoir pratiquement aucune maîtrise ou une maîtrise réduite des compétences langagières » ; cette situation, qui selon le ministère lui-même les rend « incapables de poursuivre leurs études », concerne donc chaque année près de 125 000 jeunes… Entre les deux, des centaines de milliers d’autres naviguent dans le flou, ayant passé des milliers d’heures sur les bancs de nos classes sans avoir pu même devenir « bons lecteurs. » Cette pauvreté langagière, culturelle, intellectuelle est une bombe à retardement pour notre pays.

Devant ce défi majeur, la politique de la gauche aura consisté à aggraver avec méthode et persévérance tous les facteurs d’échec possibles. La maîtrise de la langue française est très fragile ? Surchargeons les élèves d’une première langue étrangère au CP, et rajoutons encore le code informatique en CE1. Les élèves en difficulté sont de plus en plus nombreux ? Supprimons les heures d’accompagnement éducatif. Les inégalités ne cessent de croître, condamnant à un échec toujours plus massif les établissements dans les quartiers défavorisés ? Retirons-leur les options qui leur permettaient de surnager. On ne dénoncera jamais assez les mensonges tragiques qui auront marqué toutes les réformes de ce quinquennat, les millions d’heures d’enseignements fondamentaux sacrifiés à l’invasion du « périscolaire » dans l’école, à la déconstruction des disciplines par les EPI, ou à un « accompagnement personnalisé » effectué… en classe entière.

Bien sûr, le résultat ne se verra pas tout de suite, la ministre ayant consacré beaucoup d’efforts à faire disparaître les symptômes du mal qu’elle entretenait avec tant de soin. En interdisant le redoublement, sans lui substituer aucune stratégie de remédiation, elle a facilité l’accès à un bac déjà dévalué, et renforcé la contrainte imposée à l’Université, sommée d’accueillir, sans en avoir les moyens, un nombre toujours plus important d’élèves toujours plus fragiles. Mais qu’importe, elle les gardera jusqu’au master, puisque Najat Vallaud-Belkacem vient d’annoncer que même cette ultime sélection serait interdite… Comme l’Etat faussaire faisait tourner la planche à billets quand il ne savait plus créer de la richesse, il sait encore multiplier des diplômes à défaut de transmettre des savoirs.

En attendant que la gauche de gouvernement, dont on avait tant espéré, fasse son examen de conscience, il faut donc préparer l’alternance. L’école est peut-être un investissement de long terme, mais ce long terme est aujourd’hui, sans doute, la plus immédiate urgence. Et paradoxalement, pour que l’école puisse jouer son rôle dans la préparation de la société de demain, il faut maintenant que la société cesse de la charger de tous ses problèmes du moment, et la laisse se concentrer sur sa seule et unique mission : la transmission du savoir. Les enseignants peuvent lutter contre la radicalisation, contre le chômage, contre le sexisme, contre les incivilités et même contre le réchauffement climatique si l’on veut, à condition seulement qu’on les laisse enfin faire leur métier : enseigner. Car c’est de la culture que nous avons à partager, dans sa gratuité première, que viendra toute la créativité, toute la liberté, toute l’humanité même du monde de demain. C’est parce que nous l’avons oublié que nous avons cessé de transmettre, et que notre école est devenue ce vide saturé de fictions pédagogiques et de complexités artificielles.

L’enjeu est maintenant simple : il faut tout remettre à plat pour permettre à nouveau que soit transmis à chaque enfant le meilleur de la culture dont il est, d’où qu’il vienne, un légitime héritier. Et pour y parvenir, il faut repartir du terrain, de ce que nous savons faire – et non pas, comme depuis trente ans, des couloirs du ministère ; refaire confiance aux enseignants, aux cadres qui, envers et contre tout, font vivre nos établissements ; aller voir partout dans le monde les méthodes qui fonctionnent, et abandonner celles qui échouent ; s’inspirer des réussites concrètes obtenues dans nos banlieues et accompagner réellement la créativité pédagogique…

Un immense travail attend la droite, si elle veut se montrer à la hauteur du défi. Elle est très largement comptable de la déroute actuelle de notre école ; mais si elle savait la retrouver avec assez d’humilité, et une claire conscience de l’enjeu, elle aurait devant elle une occasion historique de contribuer à sa reconstruction. Peut-être la dernière occasion… Car le savoir ne se conserve pas tout seul : quand une culture n’est plus transmise, tôt ou tard, elle disparaît. Si nous voulons que vive encore la France, l’école est notre seule urgence.

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Le désespoir n’est pas une option.

Entretien paru dans le Figaro du 27 juillet 2016. Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

Deux islamistes ont pris mardi matin en otage un curé, deux sœurs et deux fidèles à Saint-Etienne-du-Rouvray, près de Rouen. Le prêtre a été assassiné. Après Nice, que vous inspire ce nouvel acte de terreur ?

Il y a quelque chose de pire que l’horreur, c’est la répétition de l’horreur. Il est clair maintenant que nous sommes engagés dans un cycle probablement long, dans une épreuve qui sera rendue pesante précisément par le caractère imprévisible et donc omniprésent de la menace. Désormais une foule qui regarde un feu d’artifice est une cible – mais tout autant cinq paroissiens qui vont à la messe un mardi matin. L’une des premières personnes avec qui j’ai parlé de cet attentat m’a dit : « On était heureux, avant… ». Elle exprimait ainsi ce que nous avons le sentiment de vivre, la fin d’une période d’insouciance. Cela ne signifie pas qu’il faille se résigner, au contraire : nous qui n’avons pas vécu de guerre, nous avions peut-être un peu perdu conscience de la valeur infinie de la paix. Aujourd’hui, un prêtre est égorgé dans une église, à la fin de sa messe ; comment ne pas penser aux chrétiens d’orient qui vivent ce chemin de croix depuis si longtemps ? Puisque notre tour vient de partager l’épreuve que vivent si près de nous tant de peuples confrontés à la violence, de façon bien plus intense, il faut trouver dans cette tragédie l’occasion de nous réveiller d’une forme de passivité, de complicité même peut-être, dans laquelle notre pays a pu s’enliser.

Le fait d’attaquer une église est-il un symbole ? Quel est son sens ?

Bien sûr, c’est un symbole évident… Comme l’écrivait Julien Freund, « c’est l’ennemi qui nous désigne », et en l’occurrence l’Etat islamique semble identifier ses cibles avec beaucoup de méthode. Il y a quelques jours, il frappait la foule un 14 juillet ; aujourd’hui, c’est une église, le jour même du lancement des Journées Mondiales de la Jeunesse… C’est la France qui est visée dans ce qui fait son identité – dans son histoire républicaine et dans son héritage spirituel. La France est marquée par cette dualité féconde, qui a été bien souvent conflictuelle dans le passé, mais qui fait son identité singulière : c’est bien sûr le 14 juillet 1790 et la fête de la Fédération, mais c’est aussi la tradition chrétienne qui a façonné notre pays. De la plus grande à la plus petite commune, chaque ville de France a sa Mairie et son église paroissiale… En quelques jours, Daech s’est attaqué à ces deux dimensions essentielles de notre vie collective. Paradoxalement, l’ennemi qui nous désigne doit contribuer aussi à nous réunir. Alors que la France semblait enfermée dans ses divisions, au moment où une forme appauvrie de la laïcité prétendait effacer cette dimension singulière de notre identité collective, Daech nous rappelle qui nous sommes en nous montrant ce qu’ils veulent atteindre en nous. Le Père Hamel avait consacré sa vie à la foi chrétienne, et c’est à cause de ce don qu’il est mort pour son pays. Ceux qui l’ont tué le savent bien, ces deux dimensions sont liées.

Peut-on parler d’un choc des civilisations ?

Il est impossible de reconnaître ces criminels comme les défenseurs d’une « civilisation » ! Toute civilisation commence par l’effort du langage, du dialogue, qui vient rompre le cycle destructeur de la violence pour ouvrir des voies pacifiques de résolution des conflits. Le premier effet de la civilisation, c’est la civilité, qui est une condition de la cité : la politique suppose en effet la politesse, elle implique que les hommes soient polis, au sens littéral du terme, par une culture qui discipline en eux la brutalité de l’instinct primaire. Nous n’avons pas sous les yeux deux civilisations opposées, mais une civilisation confrontée à une forme moderne de barbarie, qui ne s’arrêtera que quand elle aura tout détruit : dans la manière même par laquelle ils assassinent, les djihadistes nous ramènent à la sauvagerie la plus inhumaine ; et en faisant des selfies au milieu de leur massacre, ils parviennent à faire de la modernité technique l’occasion d’être plus régressifs encore dans l’horreur.

Dans votre livre les Déshérités, vous écriviez redouter un choc des incultures…

Nous y sommes sans doute… A l’heure où je vous réponds, nous n’avons pas encore de certitudes sur l’identité des auteurs de l’attentat commis à Saint-Etienne-du-Rouvray ; mais il semble que ces personnes aient grandi en France. Comme tant d’autres désormais avant eux : Cherif et Saïd Kouachi, Amedy Coulibaly, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche… Autant de jeunes, car ils sont tous jeunes malheureusement, qui ont passé des milliers d’heures sur les bancs de notre école. Alors bien sûr, l’école ne peut pas tout, et le contexte national et international pèse beaucoup pour expliquer ces basculements délirants ; mais malgré tout, le terrain n’aurait pas été aussi friable si nous avions su transmettre à tous nos élèves les éléments fondamentaux d’une culture commune, d’une histoire partagée, d’une capacité de dialogue et de discernement, d’une distance rationnelle, d’un projet professionnel… Il faut que l’échec éducatif soit immense pour que notre école, qui mobilise depuis longtemps le premier budget de la nation, conduise pourtant tant de jeunes à un tel degré de désintégration.

Faut-ils se résigner au terrorisme comme le suggère le gouvernement ?

Comment pourrait-on s’y résigner ? Ce serait reconnaître définitivement la fin de l’Etat, la dissolution de la société politique, le retour à la loi du talion… Encore une fois, nous avons parfois été inconséquents, irréfléchis, et parfois complices à travers nos politiques ; mais aujourd’hui nous n’avons même pas le droit de renoncer : ce serait se résigner à la barbarie. Le désespoir n’est pas une option. Bien sûr, la répétition des attentats viendra nous éprouver encore, et il faudra du temps avant de sortir de ce cauchemar ; mais c’est justement le bon moment pour l’espérance. Ce n’est pas quand tout va bien qu’on a besoin d’espérance, c’est dans l’épreuve et devant le danger. Comme l’écrivait Bernanos dans d’autres années noires : « La plus haute forme d’espérance, c’est le désespoir surmonté ».

Alors, que faire à court et à long terme ? 

A court terme, il est évident qu’il faut ajuster en profondeur notre action en matière de justice et de sécurité, pour prévenir autant que possible de nouveaux attentats. De ce point de vue, il serait scandaleux que le gouvernement tente, sous couvert d’union nationale, d’étouffer la démocratie : elle suppose la libre interrogation, et le débat qu’elle fait vivre est plus utile que jamais pour éviter l’explosion de la société. Toutes les questions doivent être posées. Est-il normal qu’un jeune français parti faire le djihad en Syrie, intercepté par la Turquie, arrêté par la Suisse, soit relâché dans la nature par la France ? Nous payons les résultats de la politique pénale désastreuse de Christiane Taubira, dont les discours emphatiques et les petits tweets poétiques ne nous sont d’aucun secours aujourd’hui… Quand la faillite d’un système est si évidente, quand le renouvellement est si nécessaire, l’union nationale ne saurait servir de prétexte pour éviter à ceux qui nous gouvernent d’assumer leur responsabilité. Mais au-delà de ces débats importants sur la justice et la sécurité, derrière les impératifs du court terme, il n’y a en fait qu’une seule véritable urgence, c’est la refondation éducative, qui est aujourd’hui la condition de la survie même de notre pays.

Lire l’article complet sur le site du Figaro.

Sauver l’école, pour tous !

Tribune publiée dans le Figaro daté du 7 juin 2016.

L’enseignement privé va bien : c’est ce qui ressort du dernier congrès de l’APEL (Association de parents d’élèves de l’enseignement libre), qui s’est conclu ce dimanche dans une ambiance d’optimisme quasi unanime. Tout semble réuni pour favoriser le secteur privé sous contrat, à commencer par l’effondrement de l’enseignement public. L’échec manifeste des dernières réformes scolaires constitue la principale clé de l’attractivité des établissements privés, qui ont la chance d’éviter les mesures que l’Etat impose à leurs voisins du public. Ils ont ainsi été à l’abri de la calamiteuse réforme des rythmes scolaires, et leur liberté de recrutement constitue dans bien des territoires un échappatoire au piège de la carte scolaire. L’apparente santé du privé est donc essentiellement la conséquence de la descente aux enfers que subit l’enseignement public.

Cette situation devient un scandale lorsque, non contents de bénéficier de cet état de fait, les dirigeants du privé encouragent les réformes qui minent l’enseignement public, pour trouver ensuite dans leur autonomie les moyens d’en amortir chez eux les effets dévastateurs… Les dernières évolutions imposées par le ministère (réforme du collège et réforme des programmes) ont eu, on le sait, peu de partisans enthousiastes. La quasi-totalité des syndicats enseignants comme beaucoup de parents d’élèves, de nombreux intellectuels de premier plan et le Conseil supérieur de l’éducation lui-même s’y sont opposés. Il aura fallu que ce soit l’enseignement dit « libre » qui donne de la voix pour soutenir le ministère, plutôt sur le mode de l’enthousiasme spontané que du soutien argumenté. L’APEL a dit « accueillir avec beaucoup d’espoir la volonté de la ministre de réformer le collège » – et pour fonder tant d’espoir, s’est contentée d’un lien sur son site internet renvoyant à l’argumentaire du gouvernement. Pour une telle « liberté », que ne nous ôte-t-on tout à fait la peine de penser, aurait dit Tocqueville… Alors que la contestation montait, la présidente de l’APEL a décidé, en guise de concession aux parents mécontents, de créer, cela ne s’invente pas, des « comités de suivi » de la réforme du collège – est-ce pour « suivre les réformes » qu’une mobilisation historique a sauvé l’école libre en 1984 ?

Sur le terrain, si le privé suit toujours le ministère, il le suit pourtant de loin. À la rentrée prochaine, de nombreux établissements privés proposeront aux familles toutes les options que la réforme du collège a pu supprimer avec la bénédiction de l’APEL… L’incohérence n’est pas d’offrir le meilleur enseignement, mais de le garder pour soi après avoir encouragé sa destruction pour les autres. Les classes bilangues ? Le latin et le grec ? Proposés en option hors contrat, c’est à dire de façon payante, en plus des frais d’inscription. La baisse des dotations horaires attribuées par le ministère ? On trouvera toujours une solution pour la compenser sur fonds propres s’il le faut. Et naturellement, les nouveaux dispositifs pédagogiques, comme les fameux enseignements pratiques interdisciplinaires, seront adaptés pour se conformer à la vigilance des parents, soucieux de l’acquisition des savoirs fondamentaux par leurs enfants, et capables de les accompagner pour cela – y compris financièrement, en recourant au business en pleine croissance des cours supplémentaires… Les équipes pédagogiques de ces établissements ont bien raison de rivaliser d’inventivité pour continuer d’offrir le meilleur à leurs élèves. Bien sûr, ce ne sera pas possible partout : bien des établissements privés accueillent dans des secteurs paupérisés des jeunes de tous les milieux. Sans moyens conséquents, ils subiront le désastre comme les autres. Mais partout ailleurs, combien de collèges privés trouveront dans ces dernières réformes l’occasion de capter pour de bon toutes les familles un peu favorisées, prêtes à payer pour éviter à leur enfant un naufrage qui condamne définitivement les élèves du public – auxquels on retire tout ce qui pouvait constituer des occasions de survie scolaire ?

Si loin de l’aspiration des parents et du travail des professeurs, qui se battent avec raison pour garder un enseignement de qualité, les représentants du privé auront donc essentiellement contribué à noyer encore un peu plus les collèges publics, qui perdent là leurs derniers leviers d’attractivité. C’est un scandale pour tout citoyen ; ce devrait être aussi un scandale pour tout chrétien, car l’idéal de l’enseignement catholique est à l’évidence profondément dévoyé lorsqu’il multiplie les propositions commerciales pour faire un marché de tout l’héritage dont il a lui-même encouragé la déconstruction. Les élèves issus d’un enseignement public en ruines, à l’exception de quelques sanctuaires intouchables, semblent désormais définitivement empêchés de vaincre leur relégation scolaire, culturelle, sociale, à cause d’une réforme imposée au nom de « l’égalité » par des responsables politiques de gauche, avec le soutien de cet enseignement privé où beaucoup d’entre eux inscrivent d’ailleurs leurs enfants, parce qu’il consolide comme jamais son monopole en matière de reproduction des élites.

C’est de l’avenir de la société qu’il s’agit – et aussi de l’avenir de l’enseignement libre, car l’hypocrisie risque de devenir si intenable qu’elle conduira tôt ou tard à l’explosion d’un système si manifestement injuste. Le ministère doit tirer des leçons de la situation, non pas en tentant par la coercition d’empêcher le privé de sauver le latin ou de contourner les EPI, mais en rendant cette chance à tous les élèves. Il est encore temps de retirer ces réformes : l’enseignement public peut et doit être un lieu d’excellence, partout, au service de tous les élèves, et pour accompagner toutes les formes de réussite !

Il est urgent aussi que l’enseignement privé se ressaisisse : derrière l’autosatisfaction de façade, il y a le versant intérieur de ce scandale démocratique – l’incroyable monopole statutaire d’une association de parents qui, dans une fiction de démocratie, se protège de sa base derrière ses statuts, et prend position au nom des centaines de milliers de familles qui la font vivre sur le terrain sans même les avoir consultées… Puisque le renouvellement ne vient pas de l’intérieur, l’espoir vient des périphéries – par exemple de la fondation d’une nouvelle association de parents d’élèves authentiquement attachés au sens pédagogique de la transmission, ou du développement des écoles Espérance Banlieues qui, retrouvant l’inspiration et l’audace perdues par les administrations jumelles du public et du privé, remettent une liberté pédagogique authentique au service des plus déshérités.

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Nos élèves méritent le meilleur.

Entretien à propos des nouveaux manuels scolaires, publié dans le Figaro du 4 mai 2016. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Que vous inspire la lecture des manuels intégrant les dernières réformes scolaires ?

Comme de nombreux enseignants, je découvre les manuels diffusés par les éditeurs pour la rentrée prochaine. C’est toujours douloureux de voir un naufrage, même quand on pouvait le prévoir… Pendant des mois, la réforme du collège a été rendue volontairement compliquée par les experts qui l’ont écrite, sans aucune concertation, dans ces sigles ésotériques que le ministère produit si bien. Ce n’est donc que maintenant que, d’un seul coup, cette réforme devient concrète à travers les manuels scolaires, et le grand public découvre la tragédie au moment où elle se réalise. Car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, d’un appauvrissement sans précédent… Par exemple, chaque « séquence » conduit désormais à l’impératif d’une production utilitaire – cette obsession étant déclinée jusqu’à l’absurde. Les sciences humaines servent à écrire un journal de classe et à « mobiliser son collège contre la faim dans le monde ». L’histoire se déroule par activités d’équipes, ou par tâches à mener : « je construis des hypothèses, je m’exprime, j’enquête »… L’enseignement scientifique aboutit à comprendre une actualité people datée et morbide, en mesurant l’intensité du courant qui a traversé Claude François électrocuté dans sa baignoire. La littérature sert à réaliser une affiche contre les discriminations, à produire le clip d’une chanson de Renaud, ou à écrire une lettre de rupture à sa copine à partir d’un texto dysorthographique…

Votre réaction n’est-elle pas élitiste ? Ne faut-il pas prendre les élèves là où ils en sont, c’est-à-dire au langage texto ?

Tout le pari de l’éducation consiste à savoir qu’un élève possède des capacités qu’il ne se connaît pas encore, et à lui donner l’occasion de les accomplir. Et pour cela, l’école peut offrir à chacun d’entre eux un chemin singulier, différent de son horizon ordinaire – un chemin d’évasion qui les fasse sortir de l’immédiateté du quotidien, qui les élève. Ce chemin, c’est la culture, sous toutes ses formes. Tous les enseignants se sont engagés pour cela : nous savons que nos élèves méritent le meilleur – et d’abord ceux qui sont aujourd’hui les plus défavorisés. Et nous savons que, si on sait avancer progressivement avec eux, ils vibrent infiniment plus quand on les entraîne vers les grands textes, dans l’aventure scientifique, dans des apprentissages stimulants, que quand on prétend leur parler de leur quotidien – que par définition ils connaissent déjà. L’école qui fait grandir, c’est celle où on découvre chaque jour du nouveau, et où l’on se découvre avec émerveillement capable d’une parole nouvelle – et non celle qui prétend supprimer l’ennui en se penchant vers les élèves avec condescendance, en croyant parler leur langage. L’école qui a du sens, c’est celle qui leur permet de rencontrer Ulysse et Pénélope, Chimène et Rodrigue, Cyrano et Roxane – pas celle qui donne comme sujet de littérature : « Cc c mwa, jcroi kon devré fer 1 brek. » Il y a d’immenses talents dans nos classes, partout ! Et c’est à ce niveau-là qu’il faudrait les rejoindre si nous voulons leur parler ? Mais qu’on arrête de mépriser nos élèves ! Cette réforme du collège, c’est une violence néocoloniale ; c’est l’institution descendant vers les jeunes en leur disant : « Toi comprendre moi ? Ecole pas être trop difficile pour toi ? Toi être content maintenant ? » Quand nous prétendons leur apprendre à utiliser des iPad ou à faire des bonnes vannes, quand les manuels de français citent du rap en espérant « avoir le swag », nos élèves comprennent parfaitement qu’on les prend pour des imbéciles. Et ils auront raison de nous en vouloir de les avoir réduits à cela.

Un éditeur a déjà présenté ses excuses pour l’un de ces exercices controversés. Comment expliquez-vous qu’on en arrive à de telles difficultés ?

Pour coller à son calendrier de communication, à un an des présidentielles, la ministre a décidé de changer tous les programmes en même temps, du primaire à la fin du collège ; jusque là on déployait les réformes année par année, pour garantir la cohérence de la scolarité de chaque élève. C’est la première fois dans l’histoire que le ministère impose de changer la totalité des enseignements à la rentrée, et donc de changer tous les manuels, pour se conformer à des programmes qu’il a publiés il y a quatre mois seulement… C’est dire le climat d’improvisation complète dans lequel les éditeurs ont travaillé. L’éducation prend du temps, elle devrait mériter mieux que cette précipitation électoraliste et idéologique. Sans compter que ce changement brutal représente maintenant une dépense de 780 millions d’euros* – une somme énorme, simplement pour acheter des manuels scolaires bâclés, et fondés sur une réforme absurde.

Le gouvernement achève deux jours consacrés à l’école. Sur le sujet, quel bilan tirez-vous de la mandature Hollande ?

Deux jours d’autocélébration indécents, alors que l’éducation nationale traverse une crise profonde… La gauche a amplifié cette crise, en persévérant dans la déconstruction de l’enseignement, dont la réforme du collège marque une étape supplémentaire. Dans un climat de mensonge permanent, le gouvernement a sacrifié tous les élèves, les plus avancés et les plus faibles ; il a détruit ce qui fonctionnait encore, les classes bilangues comme les réseaux d’aide aux élèves en difficulté. Il a méprisé les enseignants, les familles, en imposant les rythmes scolaires ou la réforme du collège sans dialogue, dans un vrai climat de coercition. Il a appauvri comme jamais la transmission de la culture, en supprimant les langues anciennes, en remplaçant des heures de cours par des activités productives, au nom d’un utilitarisme qui la rapproche d’ailleurs des vieux démons de la droite. François Hollande déclarait lundi, en ouvrant ces journées sur l’école : « Il faut mettre le système éducatif au service de l’économie ». Est-ce vraiment là sa fonction ? La réduction de la culture aux calculs de rentabilité ne peut rien servir, au contraire… Nous en payons déjà le prix. Au moins ce quinquennat aura-t-il peut-être permis une prise de conscience : ce n’est que sur une authentique refondation de l’école dans sa mission essentielle, la transmission du savoir, que nous pourrons préparer l’avenir de notre pays, en servant l’accomplissement de chacun de nos élèves.

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* Chiffres communiqués par le Syndicat National de l’Edition : le remplacement des manuels de primaire est estimé à 300 millions d’euros, et à 480 millions pour le secondaire. (Source SNE)

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« Jcroi kon devré fer 1 brek… »

« Sa va dps samedi ? G1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… »

Manuel scolaire 5ème, 4ème, 3ème, éditions Nathan.

Voilà, la réforme du collège devient concrète.

Cette semaine, les enseignants découvrent, effarés, les manuels scolaires conformes aux injonctions ministérielles, préparés dans l’improvisation totale pour la rentrée prochaine. C’est un cours de maths remplacé par un sondage dans la classe sur les discriminations. C’est la littérature et la langue françaises sacrifiée pour des « punchlines » et des SMS. C’est l’immense aventure des sciences qui s’achève dans une curiosité morbide pour la mort de Claude François dans sa baignoire.

Immense tristesse, immense colère aussi. J’ai la rage au fond du cœur de voir ce délire devenir réalité, avec la collaboration honteuse d’éditeurs serviles et lâches, dans le silence des médias et dans la passivité générale – si l’on excepte la complicité coupable de l’enseignement privé.

Tous ceux qui coopèrent à cette immense dévastation, à ce mensonge, à ce délire, j’espère qu’ils ont un peu honte, au fond d’eux mêmes. Et j’espère, envers et contre tout, que cette réforme n’ira pas jusqu’au bout. Parce que ce n’est pas possible… Ils n’ont pas le droit. Nous n’avons pas le droit.

L’école n’a qu’une seule mission : élever les élèves qui lui sont confiés. Chacun d’entre eux porte en lui quelque chose d’exceptionnel, et chacun d’entre eux a droit au meilleur de ce que nous avons reçu. De quel droit allons-nous priver les générations qui viennent de la beauté, de la grandeur, de l’intelligence ? De quel droit condamnons-nous ces enfants à ne plus rien comprendre de leur propre histoire, de leur langue, de leur culture ? Quand la conjugaison est remplacée par l’approximative « impression » des temps, quand toute la maîtrise de la langue consiste à faire de bonnes vannes et à casser avec sa copine, qu’espérons-nous faire grandir chez nos élèves ?

Le manuel « Le livre scolaire », ici reproduit, comporte une phrase de Abd Al Malik qui résume à elle seule toute cette réforme du collège : « A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau. »

A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau.

Voilà à quoi ressemble une civilisation qui meurt.

Je voudrais crier partout ma tristesse pour ces enfants qu’on sacrifie… Qui ne trouveront à l’école que ipads, des SMS et des anecdotes people – tout ce qu’ils connaissent déjà en fait, bien mieux que nous, d’ailleurs, et ils nous trouveront bien ridicules de vouloir leur apprendre le « swag ».

Je voudrais crier ma tristesse pour ces gamins condamnés à la pauvreté culturelle par l’école, le lieu même qui aurait dû être pour eux le chemin de l’évasion vers ce qu’il y a d’universel, d’intemporel – les grands textes, les grandes œuvres, les grandes découvertes, tout ce qui fait grandir le cœur, tout ce qui élargit le regard… Pour ces talents qu’en chacun d’eux nous condamnons à la médiocrité.

Quand j’avais sept ou huit ans, mon grand-père m’a offert l’Anthologie de la poésie française, de Georges Pompidou, et il m’a dit : « Si tu veux être heureux dans la vie, il faut apprendre deux vers par jour. » Je l’ai fait. Il avait raison. J’ai découvert un savoir, une saveur de la vie que je ne soupçonnais pas, que le quotidien ne donne pas. Je n’ai pas tout compris bien sûr – pas tout entier, pas tout de suite… Mais c’était beau. C’était grand. Et finalement, c’est tout simplement que ce qu’il y a de beau, de grand, se dépose dans un cœur d’enfant pour l’enrichir, par le cœur. Mais qui maintenant aura encore la chance d’apprendre un peu de poésie – par cœur ?

Maintenant que le sujet des manuels de littérature, c’est : « jcroi kon devré fer 1 brek… »

Voilà à quoi ressemble une génération qui renonce à transmettre.

J’ai tant de tristesse au cœur…

Pourquoi ne nous réveillons-nous pas ?

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Déchéance de nationalité : « la liquéfaction de la politique »


Entretien publié sur FigaroVox, en amont de la prochaine Rencontre du Figaro, qui sera consacrée à cette question : « Faut-il désespérer de la politique ? » Il reste des places disponibles, au tarif web de 10 euros, à réserver sur cette page.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

François Hollande a renoncé à la déchéance de nationalité mercredi. Au-delà de l’échec personnel du président de la République, cela traduit-il une crise profonde de la politique ?

Pour comprendre la situation actuelle, il faut revenir au péché originel de cette réforme. La vraie faute politique de François Hollande a été d’organiser un Congrès quarante-huit heures après les attentats, alors que les opérations policières étaient encore en cours… C’est cette accélération du temps politique, dictée par l’obsession de la communication et par des considérations purement tactiques, qui conduit à lancer des annonces irréfléchies et mal préparées. Et le résultat, nous le payons collectivement… Si le Congrès avait été organisé un mois après les attentats, jamais cette débâcle n’aurait eu lieu. La volonté de récupération politique d’un événement tragique aboutit à la liquéfaction de la politique elle-même.

Quelles sont les conséquences de cette « liquéfaction » pour la France ?

Charlotte Chaffanjon et Bastien Bonnefous, dans leur livre Le Pari, rapportent que quelques semaines avant les attentats du 13 novembre, François Hollande expliquait que la déchéance de nationalité était une « ligne rouge infranchissable » pour sa majorité et pour lui. Quelques semaines plus tard, il propose pourtant de la faire entrer dans la constitution, et son premier ministre négocie même avec la majorité la possibilité de créer des apatrides… Un tel degré de cynisme ne peut que produire un sentiment profondément anxiogène pour les Français. Cela donne l’impression que le pouvoir est prêt à tout, qu’il n’a plus aucune ligne directrice, aucun cap défini, aucun principe qui ne soit pas négociable. Quelle que soit la position qu’on peut avoir sur la loi El Khomri, elle est aussi un symptôme de cette instabilité profonde. Il n’y a plus rien de solide dans le paysage politique. Personne ne sait maintenant ce que ce gouvernement est capable de proposer…

La droite n’a-t-elle pas aussi une part de responsabilité dans cette situation ?

La droite, et notamment la droite sénatoriale – je pense en particulier à Bruno Retailleau et Gérard Larcher, a été irréprochable sur ce sujet. Elle a évité cette catastrophe démocratique et juridique absolue à laquelle aboutissait la transaction indécente consentie par Manuel Valls à ses troupes, qui ouvrait la voie la création d’apatrides, en présentant cela comme un progrès ! Du point de vue de notre droit, cela aurait constitué une entorse majeure pour une efficacité nulle. Dans cette instabilité profonde, l’opposition a joué son rôle de stabilisation, et le Sénat a contribué à redonner un peu de consistance au débat politique.

Le clivage droite/gauche semble néanmoins de plus en plus flou…

C’est le cas. Pour comprendre cette explosion du clivage droite/ gauche, il faut se replacer dans le temps long. C’est le fait de la fragilisation idéologique liée à la fin de la guerre froide. Depuis la chute du mur de Berlin, les partis politiques ont du mal à élaborer une vision du monde qui soit claire et déterminée. Les grandes formations politiques sont devenues des partis gestionnaires d’où le débat d’idée est absent. De ce point de vue, le Parti Socialiste est en train de payer son inertie pendant ses dix ans d’opposition durant lesquels, dirigé par un certain François Hollande, il n’a jamais fait l’effort de reconstruire un projet et une vision politique nouvelle.

Quels peuvent être les clivages du XXIe siècle ?

Devant le défi que constitue la menace terroriste, il faut réinventer les moyens politiques d’élaborer une réponse collective. L’unité nationale est nécessaire, mais elle suppose un authentique débat politique : ce serait une erreur d’aspirer sur ce sujet à l’uniformité politique, car nous avons plus que jamais besoin d’un vrai dialogue, qui permette de confronter les points de vue sur la nouveauté de ces enjeux si complexes. Le gouvernement devrait assumer ce travail politique, et non tenter d’obtenir par la pression un alignement général. François Hollande a tenté de susciter une unanimité de façade : il n’a fait que créer de nouvelles fractures. Paradoxalement, la recherche effrénée d’un consensus de pure communication n’aura finalement conduit qu’à des divisions stériles.

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« Il faut inventer le débat politique du XXIème siècle. »

Rencontres du Figaro

Après Alain Finkielkraut, Fabrice Luchini et Michel Onfray, j’ai le grand honneur d’être le prochain invité des Grandes Rencontres du Figaro. La soirée se déroulera le 11 avril prochain, salle Gaveau, à Paris (les places sont désormais disponibles sur réservation sur le site du Figaro, ou via les réseaux de billetterie).

Dans la perspective de cette rencontre, voici un entretien publié ce week-end dans le Figaro. Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

Cette semaine, le président de la République  a été hué au salon de l’agriculture. Il se fait insulter sur les réseaux sociaux. Au-delà de la personne de François Hollande, cela témoigne-t-il d’une crise profonde de la politique ?

Que les gouvernants suscitent le mécontentement, cela n’a rien de nouveau, ni d’inquiétant. Hegel comparait l’opinion publique, en démocratie, à Némésis, la déesse de la colère – une Némésis « à la fois innocente et nécessaire » qui passe sur les gouvernants ses ressentiments les plus contradictoires. Rien de très nouveau, donc ; ce qui est plus nouveau en revanche, c’est la façon dont s’exprime cette colère. Elle me semble présenter deux signes alarmants : le premier, c’est une forme de violence qui monte, à cause de l’absence de toute perspective. La fonction même de la politique consiste à susciter des formes non-violentes de résolution des problèmes ; quand elle n’y parvient plus, quand l’Etat n’offre aucune alternative à ceux qui souffrent ou qui vivent une injustice, alors la violence resurgit. Trop longtemps nous nous sommes menti, nous avons inventé des fictions pour ne pas affronter les difficultés ; et maintenant elles semblent sans solution, et ceux qui les subissent sont enfermés dans une impasse. Les taxis dont l’investissement est anéanti, les agriculteurs qui ne peuvent plus vivre de leur travail, réagissent de la même façon : « De toute façons, je n’ai plus rien à perdre. » C’est le même piège à Calais, à Ajaccio, à Notre-Dame des Landes… L’impuissance de l’Etat créé toujours de la violence.

La deuxième nouveauté inquiétante dans ce ressentiment, c’est qu’il ne parvient plus à s’exprimer. Nous avons en France une grande tradition d’esprit critique : elle s’est exprimée, de façon parfois virulente, dans des caricatures, des libelles, des satires, des graffitis, des chansons, des affiches… Tout cela fait partie de notre vie démocratique. Mais lorsque François Hollande apparaît sur les réseaux sociaux, il n’essuie désormais qu’un flot continu d’injures inarticulées. Pas une phrase complète, pas une critique explicite : juste un torrent d’insultes quasiment illisible. Personne ne devrait se réjouir de cela. Dans son obsession de « faire jeune », la communication élyséenne se multiplie sur les réseaux sociaux : et pour la première fois, l’Etat y rencontre les conséquences de la crise éducative majeure que nous traversons. Notre refus de transmettre la culture a créé une grande pauvreté dans le rapport au langage, qui posera de toute évidence un problème démocratique majeur. La politique, dit Aristote, consiste à parler ensemble du juste et de l’injuste, à élaborer nos désaccords dans un discours articulé, à nommer les raisons de la colère. Mais quand nous n’avons plus les mots pour dire nos divergences, il ne nous reste à nouveau que la violence…

En pleine crise de l’agriculture, la Commission européenne a décidé d’ouvrir une enquête contre Intermarché, pour s’être accordé avec son concurrent Leclerc, l’été dernier, afin d’acheter du porc aux éleveurs français à un prix plancher de 1,40 euro. L’Europe est-elle au moins partiellement responsable de cette impasse …

Au moment où les agriculteurs français vivent un moment de profonde détresse, cet épisode suffit à résumer toute la folie d’une Europe qui se caricature elle-même. Si vraiment la grande distribution a fait l’effort de garantir aux éleveurs un prix plancher, il est effarant que la Commission n’ait rien de mieux à faire que d’ouvrir une enquête contre un tel accord. Elle le fait au nom du respect d’une concurrence totalement faussée par ailleurs – celle des abattoirs allemands qui fonctionnent avec des travailleurs détachés sous-payés et des arrangements fiscaux indûs qui leur sont concédés par Berlin… Voilà toute l’Europe qui a été refusée en 2005, et qui nous est pourtant imposée. Cet épisode n’est donc pas un accident, c’est un symptôme : celui des pathologies d’une « construction » européenne qui se poursuit contre les peuples – et finalement contre l’Europe elle-même. C’est donc aussi le symptôme d’un déficit démocratique profond, mais parfaitement compréhensible : il ne s’agit pas de faire de l’Europe un bouc émissaire trop facile – après tout, elle n’est rien d’autre que ce que nos Etats en ont fait – mais de repenser enfin notre réponse au défi de la mondialisation. La question qui est posée par la crise agricole, en effet, c’est celle de l’espace, de l’échelle pertinente pour définir un écosystème équilibré. Et cette question se pose sur tous les plans en même temps – économique, écologique, mais aussi politique bien sûr. La cité où nous sommes embarqués, affirmait déjà Aristote, est un territoire humain, et en tant que tel il a des limites naturelles : on ne traverse pas l’océan sur une coquille de noix, mais on ne gouverne pas non plus un navire de dix kilomètres de long. Pour ma part, je crois que nous ne tirerons le meilleur de la mondialisation que si nous savons reconstruire des proximités fortes et incarnées – celles précisément que la Commission voudrait défaire encore, au nom d’un espace conceptuel, en ouvrant une telle enquête.

François Hollande et Manuel Valls, au plus bas dans les sondages sont englués dans la crise déclenchée par le projet de loi El Khomri. En face, les Républicains sont victimes de leurs contradictions, tandis que le FN est un épouvantail pour une large partie de l’opinion. Faut-il désespérer des partis politiques ?

Un tel désespoir serait le signe d’une crise très grave, car comme vous le savez les partis jouent dans notre pays un rôle constitutionnel, celui de concourir à l’expression de l’opinion publique, dans sa complexité. Le discrédit qui pèse sur les partis politiques ne peut donc pas être une bonne nouvelle : il constitue un problème démocratique majeur. Il est donc nécessaire de s’interroger sur la cause de ce discrédit. Elle tient, me semble-t-il, à plusieurs raisons : d’abord, les principaux partis politiques ont renoncé à toute espèce de vision du monde. Nous vivons dans la période post-idéologique qui suit l’effondrement du mur de Berlin ; il est plutôt rassurant que les dogmes totalitaires se soient écroulés, mais nous n’avons pas su leur substituer un nouveau projet commun, et leurs ruines servent aujourd’hui de théâtre d’ombres à des oppositions politiques devenues artificielles. Sur le fond, les partis ne se distinguent plus : ils sont animés par des gestionnaires qui revendiquent comme un pragmatisme  leur absence de vision du monde. Sur les questions les plus importantes – la sécurité, l’éducation, l’Europe, ou encore le travail, comme on le voit en ce moment – rien ne permet plus de différencier la droite de la gauche. Avec la loi El Khomri, nos gouvernants montrent que leurs oppositions d’hier n’étaient en fait que des postures : ils portent ainsi une lourde responsabilité dans la défiance que suscite désormais le fonctionnement des institutions. Si chaque alternance en effet voit se succéder des revirements de circonstance, la scène parlementaire ne sera plus pour les électeurs que le spectacle de l’absurde. En réalité, il nous reste à réinventer les clivages authentiques du XXIème siècle – qui vont sans aucun doute redistribuer en profondeur les oppositions partisanes aujourd’hui installées. Cette reconfiguration est probablement en train de se jouer sous nos yeux : l’opposition à la réforme du collège, par exemple, a montré que, sur la question de l’école, des convergences inattendues sont aujourd’hui possibles. Sommes-nous prêts à les penser, à les risquer ? Et l’espace médiatique permettra-t-il l’émergence de nouvelles formes d’engagements sur le terrain politique.

Faut-il faire table rase du « système politique » actuel ? Cela passe-t-il forcément par une période de troubles ?

Votre question est étonnante ; sans doute est-elle elle-même un symptôme. Il est symptomatique en tous les cas que beaucoup de Français se la posent aujourd’hui. Elle est étonnante parce que nous vivons aujourd’hui dans des institutions démocratiques, qui sont censées permettre l’expression des contestations à l’intérieur du système politique qu’elles forment. Seule la contestation d’un pouvoir autoritaire devrait conduire à projeter un renversement du « système ». Mais ici, au nom de quoi renverser des institutions qui reposent sur le suffrage universel – un président, une assemblée que nous avons élus ? Cette question est symptomatique d’un malaise profond : malgré nos institutions, malgré même la liberté de la presse et la liberté éducative inscrits dans notre droit, nous avons le sentiment de ne pas être représentés – comme si tout était verrouillé et que nous n’avions plus qu’à subir un destin sur lequel le citoyen ordinaire n’aurait désormais aucune prise.

Pour ma part, il me semble que, si nous éprouvons ce sentiment, c’est le signe que nous devons travailler à nous réapproprier des institutions que nous avons trop longtemps laissé fonctionner en vase clos. Savez-vous que la moitié des adhérents du Parti socialiste vivent directement d’un mandat ou d’une fonction politique ? Les partis sont ouverts après tout, et même si nous les avons abandonnés à une forme de professionnalisation de la vie publique, rien n’empêche aujourd’hui les citoyens d’y adhérer s’ils veulent se faire entendre. Nous devons espérer infiniment plus de la revitalisation des structures démocratiques que de leur effondrement dans la violence, qui ne serait que l’effet catastrophique de chacun de nos renoncements.

Quel peut-être le rôle de la société civile ? Croyez- vous à une forme de « démocratie directe » comme Houellebecq la prône ?

Que pourrait bien signifier une démocratie directe ? Et si nous pouvions l’imaginer, en quoi serait-elle plus solide aujourd’hui que notre démocratie représentative ? Encore une fois, nos institutions ne sonnent creux qu’à la mesure du « vide métaphysique » (pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd) que traverse toute notre société. Et pour l’instant, leur solidité nous protège plutôt de ce vide, en attendant que nous retrouvions l’espace d’un nouveau projet collectif, et la consistance des débats qui l’accompagneront. Gardons-nous d’ici là de rejeter nos institutions avec la cause de leur crise… La faiblesse de la classe politique n’est que le résultat de la fragilité corrélative qui traverse la « société civile » – notre société tout entière ; et dans cette fragilité, nos institutions sont parmi les dernières structures qui lui permettent de tenir. Je pense en particulier aux collectivités locales, à ces milliers de communes, qu’on regarde souvent de haut, mais qui constituent pourtant un maillage plus précieux que jamais pour soutenir et parfois remplacer des solidarités de proximité souvent bien évanouies… Ce sont aujourd’hui des élus locaux, pour l’immense majorité d’entre eux sans étiquette et bénévoles, qui prennent en charge au quotidien les victimes de la pauvreté, de la solitude, du mal logement ou du chômage… Alors bien sûr, il faut que les citoyens se réinvestissent dans la vie publique, et que les structures partisanes et médiatiques cessent de bloquer la formulation d’une nouvelle équation politique ; mais méfions-nous d’un diagnostic simpliste qui opposerait la société à ses dirigeants – ce serait le plus sûr moyen d’empêcher ce renouvellement.

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