« Cette classe politique a donné une caricature d’elle-même. »
Entretien paru dans le Figaro du 12 décembre 2015. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.
Quels enseignements tirer de la campagne de l’entre-deux tours ?
Paradoxalement, toute l’explication du vote du 1er tour de ces élections régionales se trouve dans la semaine qui a suivi. Cette campagne d’entre-deux tours aura permis de mettre en évidence tout ce qui, dans la vie politique de notre pays, pousse les électeurs vers le Front national : les manœuvres d’appareil qui priment sur les projets de fond, les invectives qui remplacent le débat, la faiblesse des analyses et des propositions, et, par-dessus tout cela, l’ombre portée des stratégies individuelles qui déterminent le « positionnement » tactique des responsables politiques, tous obsédés par l’élection présidentielle… A travers ces vieux réflexes, en donnant une caricature d’elle-même, c’est toute la classe politique qui, pour reprendre l’expression consacrée, « fait le jeu du Front National » !
Les grands principes (République) et les hautes périodes de notre histoire (Résistance) ont été invoqués. Etait-ce légitime ?
Evoquer les grands principes, c’est bien ; se les appliquer, c’est mieux. Quand on invoque la Résistance pour ce second tour, on assimile des millions d’électeurs français à une force d’occupation : ce n’est assurément pas très républicain… C’est aussi parfaitement dérisoire, inopérant, sans doute contre-productif. Et il me semble enfin que c’est une instrumentalisation assez triste du sacrifice de ceux qui se sont engagés dans les rangs de la Résistance : ils ont donné leur vie pour que nous puissions voter ; si nous transformons le débat démocratique en conflit haineux, nous aurons trahi leur mémoire et rendu leur mort inutile… Les politiques qui, au lieu d’arguments et de propositions, choisissent ce genre de postures, portent une lourde responsabilité dans les crispations qui divisent la société.
Avant dimanche la France était un pays en guerre contre l’Etat Islamique et frappée par une terrible crise économique. Depuis c’est une foire d’empoigne politicienne…
Quelle tristesse en effet de voir que, là encore, ceux qui ne cessent de parler du « rassemblement » si nécessaire creusent en même temps les pires divisions… Quand Claude Bartolone, candidat en Île de France, décrit sa concurrente comme celle qui défend « la race blanche », il transforme le scrutin démocratique en conflit ethnique, et installe les divisions, la défiance, le communautarisme, qui nourrissent le terrorisme. Comment ose-t-il ensuite parler de République ? L’unité nationale, qu’il devrait incarner comme président de l’Assemblée, est sacrifiée à des tactiques de marketing électoral… En agissant ainsi, c’est la France qu’il fragilise, c’est la société qu’il défait. Heureusement, bien des Français sont plus raisonnables, plus responsables, plus réfléchis que certains de ceux qui prétendent les représenter.
Selon vous les médias et les réseaux sociaux jouent-ils un rôle dans cette dégradation ?
Un élément frappant qui ressort de ces élections régionales, c’est qu’on aura bien peu parlé… des régions ! Une fois de plus, dans ce scrutin intermédiaire, l’essentiel est oublié derrière le superficiel. Sans vouloir chercher les coupables de cette situation, reconnaissons que la responsabilité est partagée : les médias jouent un très grand rôle, me semble-t-il, dans l’impuissance où nous sommes à refonder un débat démocratique digne de ce nom. En concentrant toute l’attention sur les petites phrases plutôt que sur les projets de fond, en cristallisant les conflits de personnes plutôt que les divergences de vision, une information sans cesse accélérée contribue à priver la politique de toute consistance. Parmi les responsables politiques, certains choisissent de jouer ce jeu de rôles réducteur ; mais beaucoup d’autres, il faut le dire, vivent douloureusement le fait de voir leurs propositions les plus abouties totalement ignorées, et l’univers médiatique ne retenir finalement que des polémiques artificielles. Il ne suffit pas, cependant, de déplorer cet état de fait ; après tout, les médias produisent l’information, mais ils obéissent aussi pour une part aux attentes de l’opinion. Il faut donc aussi nous interroger sur notre responsabilité personnelle… Les électeurs sont-ils encore des lecteurs ? Prenons-nous assez de temps pour nous informer en profondeur ?
Devant ce constat négatif, peut-on envisager des pistes pour améliorer le débat public ?
Nous n’avons pas le choix : la démocratie ne repose pas sur des institutions seulement, ni même sur le fait de voter. Après tout, il y a des élections aussi en Corée du Nord… La démocratie suppose un authentique débat public, et elle consiste tout entière dans les conditions de ce dialogue libre et pluraliste. Quand ce dialogue perd toute substance, s’use, se crispe et se tend au point de devenir impossible, c’est la nature même de notre République qui est en question. Notre démocratie est concrètement bien plus directement menacée, d’ailleurs, par l’épuisement des citoyens que par la violence des terroristes. Dans un pays marqué par une crise multiforme – crise économique, financière, écologique, éducative…, les Français ont besoin d’une véritable alternative. Incapable de se renouveler, la classe politique traditionnelle est incapable de l’incarner ; cette alternative, le changement qu’on leur a tellement promis, beaucoup d’électeurs pensent donc le trouver en votant Front National. C’est d’ailleurs une chance que ce parti joue le jeu des institutions : il canalise encore à l’intérieur du processus électoral l’aspiration à un changement radical… Si nos dirigeants actuels ont encore assez de lucidité pour dépasser leurs stratégies personnelles, il faut qu’ils prennent conscience du besoin absolu de renouvellement, sur tous les plans, qui est la condition urgente pour refonder notre vie publique, et ranimer la démocratie.
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