Archive d’étiquettes pour : éducation et transmission

Bonne rentrée !

Après un long silence numérique, heureux de vous retrouver sur ces pages, pour commencer une nouvelle année… Elle nous permettra de vivre de belles aventures ensemble, dont je vous dirai plus très bientôt.

Mais pour l’instant, en ce jour de rentrée scolaire, alors que des millions d’élèves et d’enseignants reprennent le chemin de l’école, je ne puis faire mieux que de partager avec vous un texte qui nous aide à prendre conscience de l’enjeu de la belle aventure qui se joue dans le quotidien discret des salles de classes… En rentrant de cours ce soir, j’ai pensé à ces lignes du jeune Nietzsche, méditant sur l’importance de ses éducateurs. « La culture est une délivrance » : sachons comme lui dire notre reconnaissance à ceux qui, malgré toutes les difficultés et parfois l’aridité de ce patient travail, s’engagent pour servir, par l’exigence de l’apprentissage, la liberté des générations qui viennent !

« Je veux faire l’essai de parvenir à la liberté », se dit la jeune âme. « Personne, se dit-elle, ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras fran­chir le pont de la vie, personne hormis toi seul. » Il est vrai qu’il existe d’innombrables sentiers et d’innombra­bles ponts et d’innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu’ils te de­manderont ce sera le sacrifice de toi-même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi.

Mais comment pou­vons-nous nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Cependant il y a un moyen pour faire cette enquête importante. Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie pas­sée et qu’elle se pose cette question : Qu’as-tu véritable­ment aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, subjugué et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as admirés ; compare les, rends-toi compte qu’ils se complè­tent, s’élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même : elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu crois connaître de toi.

Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, qui dépasse finalement toute éducation et toute discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et si souvent paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs.

C’est le secret de toute culture : elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une carica­ture de l’éducation. La culture est une délivrance ; elle arrache l’ivraie, déblaye les décombres, éloigne ce qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne.

Certes, il existe d’autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l’engourdissement où l’on vit généralement comme enveloppé d’un sombre nuage, mais je n’en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés.

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, « Schopenhauer éducateur », traduction Henri Albert (Mercure de France, Œuvres complètes, Vol. 5, tome 2) – extraits

Rencontres sur l’éducation en Italie et en Espagne

Il y a un petit moment que je ne vous ai pas donné de nouvelles sur ces pages. Les dernières semaines ont été l’occasion de travailler sur plusieurs projets, dont je vous parlerai prochainement…

Je voudrais revenir sur un moment marquant, les quelques jours très intenses que j’ai eu l’occasion de passer récemment en Italie et en Espagne, pour une série de conférences et de rencontres autour de l’éducation. Une traduction des Déshérités est parue en italien il y a plus d’un an déjà, et en espagnol au mois de mars dernier. C’est bien sûr une très belle expérience pour moi de pouvoir rencontrer des lecteurs d’autres pays.

Ces quelques jours au nord de l’Italie ont été rythmés par plusieurs conférences à Milan, Varese, Turin, Côme… J’en ai profité à chaque fois pour répondre, dans la journée, à l’invitation d’établissements scolaires très variés, et j’ai pu chaque jour visiter des écoles, intervenir auprès des élèves ou rencontrer les enseignants. J’ai été très impressionné de découvrir que plusieurs équipes pédagogiques ont choisi de travailler à partir des Déshérités. Ce voyage a également été l’occasion d’entretiens avec plusieurs médias italiens. Je suis ensuite parti pour Madrid, où j’étais invité à conclure un colloque national sur l’éducation, organisé par des professeurs passionnés, que j’ai eu la grande chance de rencontrer à cette occasion.

De ces quelques jours, je reviens avec plusieurs sentiments. Le premier, c’est une surprise mêlée de reconnaissance pour le chemin étonnant qu’aura fait ce petit livre. Conduit à cette question de la transmission par ma propre expérience de jeune professeur plongé dans la crise de notre école, je suis toujours profondément touché de voir que tant de personnes, enseignants, parents, éducateurs, avec souvent bien plus d’expérience que moi, partagent les aspirations et les difficultés que je tentais de décrire. Ce livre était une réponse bien modeste à un immense problème de notre temps ; et je n’aurais jamais pu prévoir qu’il recevrait un tel écho… Je m’attendais encore moins à ce que cette réflexion, que je pensais si liée au contexte français, puisse trouver un écho dans d’autres pays ! Pourtant, pendant ces quelques jours, malgré la barrière de la langue et la complexité qu’impose la traduction simultanée, j’ai retrouvé la même expérience que dans les nombreuses rencontres que j’ai pu vivre en France : le même intérêt pour ces questions pédagogiques, des inquiétudes similaires sur la crise éducative, mais aussi la même ferveur dans les échanges, et autant d’émerveillement à réfléchir ensemble sur la nécessité essentielle et oubliée de la transmission.

Cela conforte en moi cette certitude, déjà bien souvent répétée : la crise de l’école n’est pas le problème de l’école. Bien sûr, notre éducation nationale peut progresser ; mais le défi éducatif que nous connaissons est d’abord le signe d’une difficulté qui traverse en profondeur notre société française, et plus généralement notre modernité. Comme l’écrivait Péguy, « les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie. » Eh bien, il semble que toutes les sociétés occidentales sont aujourd’hui traversées par cette même « crise de vie générale » ; et l’expérience que j’ai vécue ces dernières années m’a permis d’observer que, à Londres, à Bruxelles, à Milan ou à Madrid, nous sommes conduits aux mêmes renoncements, qui nous condamnent aux mêmes échecs. Si la question de la transmission se pose partout, c’est qu’elle n’est pas d’abord un sujet de méthodes ou de moyens, mais une question bien plus essentielle. « Quand une société ne peut pas enseigner, écrit Péguy, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner. »

Et cependant il y a tant d’éducateurs qui ont au cœur la passion de transmettre ! De ce point de vue, je reviens aussi de ces quelques jours avec beaucoup d’admiration et d’espérance. Admiration pour les nombreux parents, enseignants, chefs d’établissement que j’ai eu la chance de rencontrer, et dont beaucoup m’ont marqué par leur courage, leur générosité, leur inventivité – mais aussi par la simplicité avec laquelle ils partagent ensemble leurs doutes et leurs difficultés, ce que peut-être nous avons plus de mal à vivre en France. Admiration aussi, bien sûr, pour la maturité des élèves avec qui j’ai eu la joie d’échanger, pour les talents qu’ils mûrissent – ces apprentis qui à Côme m’ont fait découvrir leur atelier d’ébénisterie, ou ces élèves milanais avec qui nous avons lu Baudelaire… Je garderai longtemps le souvenir de très beaux moments, qui m’ont profondément touché : parmi eux, je voudrais citer la découverte d’une école extraordinaire, Cometa, créée par un couple italien pour accueillir des jeunes en difficulté, et qui leur offre le meilleur – le cadre le plus beau, stimulant et bienveillant, pour qu’ils puissent s’y construire. Un autre moment rare a été un dîner partagé à Madrid, avec de nombreux collègues notamment, au cours duquel nous avons pu échanger avec beaucoup de simplicité ce que nous avons au cœur, nos joies d’enseignants et nos raisons d’espérer. Bien sûr, ces quelques rencontres pèsent bien peu de choses à côté de l’actualité internationale bien préoccupante de cette période. Mais puisque nos défis et notre avenir seront communs, même si le signe est bien discret, je puis le dire : ces amis d’Europe croisés trop rapidement, et que j’espère revoir bientôt, font désormais partie pour moi de ces raisons d’espérer… Grazie mille e a presto – muchas gracias y hasta pronto !

L’esprit du peuple

La dernière émission de L’Esprit Public, sur France Culture, a été l’occasion d’un débat vif et passionnant sur la définition du peuple, avec Hubert Védrine et Dominique Reynié notamment (à réécouter ici). Ce débat me semble décisif, car il engage notre regard sur la démocratie, cette forme politique singulière qui reconnaît le peuple comme instance de délibération et de légitimité politique. La démocratie ne va pas de soi, et la question de la direction que doit prendre l’Europe engage aussi son avenir.

À la suite des échanges que ce débat a suscités, il m’a semblé utile de prolonger la réflexion en publiant le texte complet du dialogue que j’ai eu la joie de partager avec Jacques Julliard sur cette question, à l’initiative du Figaro, dont les passages principaux étaient paru dans le Figaro Magazine du 22 octobre 2017. L’entretien, à l’occasion de la parution du dernier ouvrage de Jacques Julliard intitulé L’Esprit du peuple, tourne précisément autour de ces questions essentielles.


Conversation avec Jacques Julliard

LE FIGARO MAGAZINE. – Jacques Julliard, le volume des éditions Robert Laffont qui regroupe les grands textes de votre œuvre s’intitule L’esprit du peuple. Ce peuple, est-ce le demos, c’est-à-dire la communauté civique, ou l’ethnos, la communauté de culture ?

Jacques JULLIARD. – Le mot peuple, comme tous les mots usuels de la science politique, est un mot élastique. La distinction que vous me suggérez est tout à fait justifiée à condition de préciser qu’ethnos dans le cas de la France ne désigne pas une ethnie, mais ce qu’on pourrait appeler une communauté culturelle. À ethnos et demos, il faut en outre ajouter le mot plebs. En latin, populus et plebs qu’on traduit souvent par le mot peuple désignent deux réalités différentes. Dans le premier cas, c’est l’ensemble du corps social, du corps électoral même. Dans le second, il s’agit de la partie la plus déshéritée de la population. Nous assistons actuellement au divorce entre le peuple, en tant que plebs, et les élites ; entre le peuple, populus, et sa représentation ; et entre ethnos et les communautés. C’est donc une rupture qui porte sur les trois acceptions du terme. Le fait majeur est que les élites ont changé de logiciel de représentation du monde et sont devenus « nomades » suivant le mot qu’affectionne Jacques Attali, alors que le peuple est resté sédentaire pour des raisons affectives, mais aussi sociales et économiques. Quand on a une obligation de travail quotidienne en un lieu donné, on ne se promène pas pour un oui pour un non à travers le monde. La mondialisation a ainsi accentué un divorce qui existait déjà historiquement depuis le XIXe siècle entre la gauche, les élites en général et le peuple proprement dit.

François-Xavier BELLAMY. – Dans le mot de « peuple », il y a une sorte de miracle politique fragile. Dans les règles politiques s’expriment d’autres lois que celle de la logique ordinaire. En se rejoignant, les individus forment quelque chose de plus que l’addition de leurs individualités. Mais la formation d’un peuple, la constitution d’un demos, l’émergence d’une unité autonome, cela suppose des conditions de narration, de conscience collective, qui touchent à cette maturation de l’ethnos. Il n’y a de demos que parce qu’il y a un ethnos. Sans une culture commune, sans une langue qui rassemble, sans représentations partagées, pas d’unité singulière – pas de demos. Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est une crise de cette constitution du demos, une érosion de ce miracle politique qu’est l’unité du peuple. Je partage votre diagnostic. J’ajouterais simplement que la crise du demos est liée à une crise de la culture, et notamment de l’éducation : si les élites divorcent d’avec le peuple et si le peuple ne se reconnaît plus dans ses élites, c’est aussi parce que la faillite de l’école a paralysé la mobilité sociale. Il n’y a plus de circulations à l’intérieur du « démos ». Les positions s’étant figées, on se retrouve avec d’un côté, précisément, ceux qui ne circulent plus du tout ; et de l’autre côté, ceux qui se sentent plus proches des élites des autres pays que de leur propre peuple. Cette érosion est préoccupante, car elle contribue à la crise de la représentation politique. Les derniers mois ont constitué, me semble-t-il, l’un des symptômes les plus aigüs de cette crise, plutôt que sa résolution…

La société défendue par Emmanuel Macron est d’abord celle de l’individu affranchi de tous les déterminismes. Les catégories populaires risquent-elles d’être déboussolées ?

Jacques JULLIARD. – Le sentiment et même le ressentiment le plus profond des classes populaires, c’est celui d’être exclues. Les écarts de salaires et de revenus ont toujours existé. Ils ne sont pas nouveaux. Ce n’est pas cela qui crée la crise de la culture et de la représentation. Ce qui la crée, c’est le fait que les gens se sentent exclus « chez eux ». D’ailleurs, ils crient, et pas seulement au Front national, «on est chez nous». Ils expriment ainsi la souffrance d’être méprisés à la fois par les élites, qui sont devenues cosmopolites et ont une culture qui n’a plus rien à voir avec la culture nationale, et par rapport aux nouveaux arrivants. Pour ces derniers l’exclusion est reconnue. Elle n’est dès lors plus acceptable pour les Français de plus longue date dont les élites ne veulent pas reconnaître l’exil intérieur. Il y a un an on pensait que le Front national serait le réceptacle unique de ce ressentiment. Provisoirement au moins, il a perdu la partie. Mélenchon et les Insoumis reconquièrent une partie du terrain perdu. Mais le ressort est le même. Derrière l’idée d’« insoumission » ou de « dégagisme », il y a la volonté de capter ce ressentiment et de lui faire écho. Mélenchon qui a le sens de la psychologie collective, a bien analysé et compris les raisons de l’amertume des classes populaires. Cette amertume, qui provoque la crise politique que nous vivons, Macron ne fait rien pour la résoudre. Parce qu’il est, ou du moins c’est ainsi qu’on se le représente, le produit le plus pur de cette culture cosmopolite et bobo dans laquelle le peuple ne se retrouve pas. Au-delà des problèmes économiques inhérents à la fonction, le grand défi de Macron pour ces prochaines années sera donc culturel. Les classes populaires balancent entre extrême droite et extrême gauche tandis que le centrisme de Macron et des marcheurs continue d’ignorer la fracture qui s’élargit.

D’une manière générale, le refus du mouvement, l’attachement aux permanences, est l’objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d’une culture, apparaît comme un obstacle insupportable au dynamisme progressiste de ceux qui vivent des flux de la mondialisation.

François-Xavier BELLAMY. – Il y a un ressentiment des classes populaires contre les élites, mais aussi une véritable colère des élites contre le peuple… L’élection d’Emmanuel Macron est une revanche de la France qui réussit contre « ceux qui ne sont rien », et qui le font sentir en ne votant pas comme il faut. Cette colère de l’élite, on l’entend dans les mots du Président pour les « fainéants », les « cyniques », les « extrémistes », les « envieux », tous ceux qui ne s’adaptent pas au mouvement de la mondialisation. Les ouvriers de GM&S, « au lieu de foutre le bordel » devraient accepter de circuler pour trouver du travail à 200 km de chez eux, dit le président: il leur reproche d’être immobiles. D’une manière générale, le refus du mouvement, l’attachement aux permanences, est l’objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d’une culture, apparaît comme un obstacle insupportable au dynamisme progressiste de ceux qui vivent des flux de la mondialisation. Parmi les propositions de Macron pour l’Europe, il y a l’objectif de faire circuler la moitié des jeunes européens : une façon parmi d’autres de convertir les classes populaires à cette passion de la circulation. Le nom du mouvement d’Emmanuel Macron dit tout : il faut être absolument « en marche ».

N’est-ce pas une nécessité économique plus qu’une vue philosophique de la part de Macron ?

Jacques JULLIARD. – « Nous sommes en marche » était déjà un des slogans de Mai 68 ! Autrement dit, il y a bien au-delà des différences politiques, une sorte de boboïsme commun à l’extrême gauche et à l’extrême centre qui exclut une partie de la gauche traditionnelle et tous ceux qui se reconnaissent dans le Front national. Il faut sans doute s’adapter aux évolutions liées à la mondialisation. Mais les peuples veulent en quelque sorte s’en assurer d’eux-mêmes et s’adapter sans se renier. La Chine est ainsi passée du Maoïsme à l’ultra-capitalisme tout en restant la Chine éternelle. Dans une certaine mesure, l’ Allemagne réussit une performance du même ordre: s’adapter tout en restant elle-même. On ne peut pas séparer l’économie de la société. Or ce qu’il y a de détestable dans le capitalisme, c’est la volonté d’autonomiser l’économie au point de passer par-dessus l’existence de la société elle-même. L’histoire économique est la plus rapide. C’est celle qui change en quelques mois à l’occasion d’une bulle économique, d’une bulle financière. Il y a ensuite un temps moyen qui est celui de la politique. Et enfin un temps long qui est celui des convictions, des religions, des coutumes. Ce qu’on peut le plus reprocher au capitalisme, et plus spécialement au capitalisme français, c’est de ne pas comprendre que le rôle du politique est de mettre du liant entre ces divers instances au lieu de les séparer comme on le fait. Cet ultra-économisme qui est commun au marxisme originaire et au libéralisme originaire est devenu insupportable pour les gens. Marx nous a fait perdre un siècle par rapport à ceux qui avaient compris cela, comme Saint- Simon ou Proudhon.

François-Xavier BELLAMY. – C’est le propre de l’économie que d’être, à l’intérieur d’un marché, un univers d’échange, de circulations. Dans le monde économique, la circulation est ainsi à elle seule un impératif. Dans la fascination pour le mouvement dont En Marche est le signe, nous voyons combien en fait c’est l’économie qui finit par prendre toute la place au sein de la société. La politique n’est plus pensée dans son rythme propre, mais se dissout dans l’économie. Elle devient un exercice gestionnaire dont le but est d’apporter des solutions qui marchent. Cette politique ramenée à de la technique refuse de considérer l’irréductible complexité de la vie de la cité, qui rend nécessaire le débat démocratique. Elle signe le règne de la technique, de l’universelle circulation, d’une politique qui veut simplement faire fonctionner le marché – une politique pensée sur le modèle du fonctionnement, dirigée d’ailleurs par des hauts fonctionnaires. Le seul problème, c’est que le marché est bien sûr nécessaire, mais qu’il n’a de sens qu’au regard de quelque chose qui lui échappe, qui demeure extérieur au marché, qui a en soi une valeur absolue, non négociable. Marx avait prophétisé ce moment où tout « passerait dans le commerce » : mais le triomphe du commerce est aussi son échec. L’extension indéfinie du domaine du marché ne peut que provoquer une crise de sens, qui devient une crise du marché lui-même, et ultimement une crise de la politique dans son ensemble. Faire abstraction de la persistance irréductible des questions qui touchent la cité, au-delà du marché, c’est fragiliser tôt ou tard la politique, et l’exercice démocratique.

Jacques JULLIARD. – On pourrait aussi citer Max Weber et son éthique du capitalisme. Il a démontré la rationalité des moyens par rapport au but que le capitalisme se propose (Zweckrational) et l’irrationalité de ces mêmes moyens par rapport aux valeurs que les gens portent en eux (Wertrational). Cette dichotomie est au cœur du capitalisme. La crise du capitalisme n’est pas économique, elle est idéologique. Le capitalisme est triomphant comme peu de régimes l’ont été dans l’histoire du monde. Il n’a plus de vrais adversaires. Mais du point de vue des valeurs qu’il défend, c’est le vide le plus absolu. Et cela le peuple le ressent profondément parce que toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives. Nous sommes la première société fondée exclusivement sur des valeurs individuelles. Toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives antérieures. La société féodale était fondée sur des relations d’homme à homme et des relations collectives. La société chrétienne était fondée sur l’idée de communion, même si elle était souvent loin d’être réalisée. La société socialiste était fondée sur l’idée de solidarité entre les prolétaires. La société républicaine de la fin du XIXe siècle sur l’idée de solidarité nationale. Aujourd’hui, il y a comme un épuisement des valeurs accumulées durant des millénaires. C’est un peu comme pour le pétrole. Le capitalisme est en train d’assécher en deux siècles ce que la géologie avait réalisé à travers des millions d’années.

Comment faire un peuple quand dans un certain nombre de quartiers les codes culturels et sociaux sont étrangers aux nôtres ?

Jacques JULLIARD. –  La réponse facile, classique et automatique, c’est l’école ! Mais cela ne suffit pas. Si l’école a fait société ; si elle a créé un lien entre les pauvres et les riches, entre les Bretons et les Occitans c’est parce qu’on lui avait assigné un contenu moral et intellectuel. Il ne suffit pas de mettre des élèves d’un côté et un professeur de l’autre pour que l’école devienne un lieu de réunification sociale. Il faut que cette école soit portée par des valeurs. N’oubliez pas que les fondateurs de la IIIe République étaient des philosophes eux-mêmes. En défendant l’école de la IIIe République, je vais être accusé de faire du « c’était mieux avant ». Mais oui, parfois c’était mieux avant ! Quand il y avait des hommes, disons de la qualité de Gambetta, de Jules Ferry, de Clemenceau, de Jaurès ou encore de Barrès. Ils produisaient une vraie pensée, une espèce de philosophie modeste et praticable pour les Français. C’est même cela qui a fondé la laïcité. Et celle-ci a triomphé jusqu’à une date récente. Aujourd’hui, il y a une faiblesse intellectuelle des hommes politiques. Depuis combien de temps un homme politique français ne nous a pas donné un livre qui mérite d’être lu ? Le peuple a une grande conscience de cet avachissement intellectuel des politiques. Le peuple n’est pas populiste. Il n’aime pas le débraillé. Pourquoi le général de Gaulle était-il populaire dans des milieux sociaux très éloignés du sien ? Parce qu’il avait une certaine idée de la France. Parce qu’il avait une vraie hauteur de vue. Ce qui nous arrive à l’heure actuelle, c’est une défaite intellectuelle. Le peuple a le sentiment d’avoir des élites qui sont médiocres. Des élites formatées par la mondialisation et incapables de lui donner une traduction française.

François-Xavier BELLAMY. – Péguy a sur l’école cette formule définitive : « Quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner. Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement : elles sont des crises de vie. » Vous avez raison, il ne suffit pas de mettre ensemble des enseignants et des élèves, il faut encore savoir ce qui se joue dans leur relation. Nous avons vécu une rupture très profonde dans notre école, une crise de la transmission, un soupçon porté sur la transmission. C’est aussi ce soupçon qui rend si difficile le fait de faire peuple, de cultiver une conscience collective. Aucun peuple pourtant ne pourra renaître sans une conscience du commun. De ce point de vue-là, l’école peut réussir le miracle de l’intégration, qu’elle a déjà opéré. On m’a parfois reproché, moi aussi, d’être nostalgique, comme si la nostalgie était un péché capital. Mais effectivement, notre école dans le passé, sous la IIIe république par exemple, a réussi le prodige assez incroyable de réunir les Français, malgré de grandes divisions et après des périodes de très grandes violences. A partir aussi de réalités très éclatées, de différents patois, de différentes cultures locales… Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas y parvenir de nouveau. Ce que j’observe en tant qu’enseignant, c’est que ce ne sont pas les élèves issus de l’immigration qui nous ont demandé de leur apprendre leurs propres histoires locales. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé de défaire l’histoire de France au profit de l’histoire du monde. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé qu’on leur enseigne l’histoire du Monomotapa. Des adultes bien intégrés, français depuis toujours, ont pensé, avec une forme de générosité, que pour intégrer ces jeunes il fallait leur parler du Monomotapa. Le drame est que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que ces jeunes ont été privés par là des conditions pour connaître la culture française, la rejoindre et s’en reconnaître. L’intégration ne peut passer que par ce chemin : la différence entre l’ethnos et l’ethnie, c’est que la culture est ouverte et que l’ethnie est fermée. On ne rejoint pas une ethnie, mais on peut se reconnaitre dans une culture. Nous avons commis une grave erreur ; et de ce point de vue il n’y a hélas aucune rupture dans le discours d’Emmanuel Macron, lorsqu’il affirme qu’ « il n’y pas de culture française », là encore au nom de «l’ouverture» aux autres. Cela ne nous viendrait pas à l’esprit une seule seconde de dire qu’il n’y a pas de culture chinoise ou algérienne… Qu’un candidat à la présidence de la République française puisse dire qu’il n’y a pas de culture française, c’est le symptôme de cette déconstruction poursuivie par les élites, qui n’a pas du tout été sollicitée par les plus jeunes. Nos élèves nous demandent au contraire de leur donner l’occasion de se reconnaître dans cet héritage, dont ils sont les participants légitimes.

Jacques Julliard, vous défendez depuis toujours la construction européenne fondée sur le couple franco-allemand. Comment vingt-sept peuples de Madrid à Varsovie peuvent ils s’unir ?

Jacques JULLIARD. – J’ai une réponse radicale. L’Europe ne se fera pas à 27, ni même à 6, mais à deux. Je suis pour l’Europe à deux. Le reste nous sera donné par surcroît. Je vous renvoie à la lecture du Rhin de Victor Hugo qui écrit que l’Europe ne peut être fondée que sur l’alliance de l’Allemagne et de la France. En 1950, lorsque Robert Schuman a proposé l’idée européenne de mettre en commun les ressources du charbon et de l’acier, il l’a proposé aux Allemands exclusivement. Les Italiens et le Benelux ont suivi. Il faut aujourd’hui quelque chose du même ordre, c’est-à-dire l’idée solennelle lancée par la France et l’Allemagne d’une union européenne dont les formes institutionnelles n’ont que peu d’importance. Il faut mettre davantage en commun les ressources économiques, mais aussi politiques, diplomatiques, militaires. Nous avons un siège au conseil de sécurité, l’arme atomique, un réseau diplomatique qui reste l’un des plus grands du monde. Tout cela doit être mis en commun et je suis persuadé que les autres suivront. Mais négocier à 27 pour ensuite organiser des référendums, je n’y crois pas. Je crois à l’alliance franco-allemande parce qu’elle est inscrite dans l’histoire et la géographie. Réunissez la France et l’Allemagne : vous aurez une grande puissance à l’échelle mondiale, porteuse de valeurs communes. Il y a eu une série d’occasion manquées. Dans les années 90 jusqu’à 2000, les Allemands étaient demandeurs, la France a refusé. Aujourd’hui c’est l’Allemagne qui renâcle. L’Europe se fera quand il y aura, comme on dit au bridge, le fit entre la France et l’Allemagne. Autrement dit quand elles seront unitaires en même temps. Ceux qui voudront s’associer viendront. Je ne vois pas d’autres manière désormais de faire l’Europe.

François-Xavier BELLAMY. – Pour ma part, je m’interroge moins sur les moyens que sur la fin. Quel est l’horizon de cette Europe à laquelle nous aspirons ? Que la paix soit l’un des legs les plus précieux de l’héritage que ma génération reçoit, c’est une certitude, et on ne peut qu’y être profondément attaché. Il me semble cependant que cette paix et cette unité de l’Europe ne supposent pas nécessairement une intégration plus grande de ce que nous prêtons de souveraineté à l’échelle européenne. Je dirais cela pour une raison qui est de nature philosophique et politique, qui touche à la conception de la démocratie dont nous parlions tout à l’heure. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un demos, un peuple. Or, comme le disait Jean-Pierre Chevènement dans Le Figaro, il n’y a pas de demos européen : il n’y a pas de langue commune, de littérature commune, de culture européenne commune. Comment pourrait-on imaginer un débat politique partagé, condition absolue du choix démocratique ? Par conséquent, je crains que, derrière ce que Macron appelle une souveraineté européenne, il y ait en fait une simple souveraineté des élites, ces élites que vous évoquiez, qui peinent à se reconnaître dans les préoccupations populaires, et qui voient dans l’Europe une manière de s’en extraire. C’est d’ailleurs comme une confiscation de la démocratie par ces élites qu’a été vécue la construction européenne, au moins depuis le référendum de 2005. Vous parliez de façon très concrète de ce que nous pourrions mettre en commun avec l’Allemagne – notre armée, notre outil diplomatique, notre force de dissuasion nucléaire, notre présence au Conseil de sécurité, nos ressources économiques… Mais derrière tout cela, il y a les éléments fondamentaux de la souveraineté, et donc de la démocratie ! Le risque serait de rompre avec notre modèle démocratique, qui est précisément ce que l’histoire de l’Europe a mûri de plus singulier pour le monde.

Jacques JULLIARD. – Les théoriciens de la souveraineté depuis Bodin ont expliqué que c’était là un concept, comme l’atome, qui ne se partage pas. Et pourtant comme il y a la fission nucléaire, je suis favorable à la fission de la souveraineté ! Car il faut choisir entre la mise en commun d’une souveraineté et l’impuissance. Dans le monde actuel, la France ne pèse plus assez fort. De Gaulle nous a donné l’illusion, avec son génie politique, en jouant de la rivalité entre les Etats-Unis et l’ URSS dans la guerre froide, qu’un Etat moyen comme la France avait encore un poids à l’échelle mondiale. Certes la France est encore capable d’intervenir au Mali. Mais même au Mali, il faudra demain que les Allemands ou les Britanniques interviennent. Autrement dit , je suis pour l’intangibilité de la souveraineté culturelle et pour le partage de la souveraineté politique, qui est le seul moyen de redevenir un acteur à l’échelle mondiale.

François-Xavier BELLAMY. – Nous sommes au cœur d’une question décisive pour les années à venir. Comme le pensaient les théoriciens qui ont forgé ce mot, je pense en effet que la souveraineté ne se partage pas. Ce que vous appelez souveraineté culturelle, c’est selon moi la promesse de pouvoir entretenir une sorte de folklore local. Demain, comme aujourd’hui on défend la possibilité d’avoir une télévision qui parle Breton, des écoles où on apprend le Breton et des panneaux indicateurs avec les noms des villes en Breton, on pourrait entretenir une culture française qui ne serait plus une culture nationale, celle d’un peuple trouvant dans sa langue le moyen de délibérer sur son destin, mais qui serait la culture française entretenue comme un tant bien que mal. Tant bien que mal, car il faut revenir à la question du demos : si nous ne décidons pas nous même de notre politique migratoire, par exemple, qui peut garantir que cette culture ne sera pas demain réservée à une minorité ? Où est la souveraineté culturelle des indiens d’Amérique ? A mon sens, la perte d’une souveraineté réelle nous condamne à perdre y compris ce que vous appelez la souveraineté culturelle.

La perte d’une souveraineté réelle nous condamne à perdre y compris ce que vous appelez la souveraineté culturelle.

Jacques JULLIARD. – Je crois que cette culture française, qui n’est pas seulement un folklore, mais l’identité telle que la perçoit le peuple, serait mieux défendue à l’échelle européenne qu’à l’échelle exclusivement nationale. Je constate que les différences politiques entre la France, l’Allemagne et les pays de l’Est, pour prendre ces trois pôles, n’a pas facilité la solution de la crise des migrants. L’Europe sera au XXIe siècle, on ne l’empêchera pas, une terre d’immigration. Mais cette immigration doit être contrôlée. C’est une question de taille. Si l’on fait la liste des dirigeants actuels qui va de Poutine à Trump en passant par Erdogan et Kim Jong-un, jamais le monde n’avait été aussi menaçant. Dans ce contexte, je pense que la souveraineté nationale n’est pas suffisante. Le général de Gaulle lui-même l’avait compris. Il pensait que la souveraineté française, à laquelle il était très attaché, ne pouvait s’exprimer qu’à travers la souveraineté européenne. C’est pourquoi ce nationaliste n’a pas empêché l’Europe de se faire, mais l’a consolidé par l’alliance franco-allemande.

François-Xavier BELLAMY. – Il n’est pas question de contester la nécessité des alliances, d’un lien fort et concret entre les peuples. Mais quelque chose m’étonne, dans l’espèce d’évidence qu’on voudrait prêter à la nécessité d’une souveraineté concédée à l’échelle européenne, c’est le sentiment que dans ce monde effectivement dangereux et instable, il faudrait être plus gros pour pouvoir peser. Ce serait « une question de taille » comme vous l’avez dit – l’expression était aussi le titre d’un passionnant livre d’Olivier Rey. Nous sommes conduits par le capitalisme mondialisé à considérer que « big is beautiful ». Cependant sur un terrain de rugby, s’il y a de gros piliers, c’est aussi un avantage d’être petit et de courir vite. Je ne crois pas par exemple que l’Angleterre soit promise à cause du Brexit au déclin national, à une perte de son indépendance et de son autonomie. Au contraire, dans le monde de demain, marqué par de très grandes puissances, nous gagnerons tout à être véloces dans nos décisions politiques, à avoir une idée précise de ce vers quoi nous voulons aller, de ce qui nous anime, de ce que nous partageons. Plus au contraire nous construirons un assemblage hétéroclite, plus nous nous paralyserons de ce fait même. On peut considérer que le moteur franco-allemand permettra de gagner cette vélocité, mais dès lors qu’il agrègera d’autres que lui, on se retrouvera avec les mêmes difficultés. J’ai du mal à considérer que cette équation qui nous dit que plus on est gros, plus on est libre, soit forcément réalisée dans le monde qui vient. Ce qui compte, c’est la qualité et l’efficacité de la décision. La métaphore de la navigation est celle que Platon emploie pour penser la construction de la cité : sur un bateau, il faut bien quelqu’un qui décide. La souveraineté suppose qu’il y ait un lieu de décision centralisé. Sur un bateau, vous ne pouvez pas décider à 27, et c’est tout le problème que nous vivons aujourd’hui. Une paralysie qui fait que l’Europe est devenue un handicap pour nos économies du fait de la très grande difficulté de la décision politique. Mais il faut encore aller au-delà: nous sommes devant une responsabilité essentielle, qui n’est pas seulement de l’ordre de l’efficacité ou de l’efficience. Si nous acceptons de confier notre souveraineté sur les questions régaliennes à l’échelon européen, y aura-t-il demain un débat politique européen, une opinion publique européenne, un exercice démocratique européen ? Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’on peut disposer du réel de façon plastique. Je ne crois donc pas que l’on puisse créer un peuple par la seule volonté politique. Par conséquent, indépendamment de toute notion d’efficacité, nous renoncerions à quelque chose de décisif en acceptant de transférer la souveraineté politique à l’échelle européenne sur les questions régaliennes. Nous ne connaissons pas les conséquences de ce choix. On peut jouer le jeu de la fission de la souveraineté, mais souvenons-nous que la fission nucléaire nous a conduit à prendre des risques totalement inédits… Le rêve macronien d’une grande Europe, qui se ferait contre les peuples, sans passer par la maturation démocratique, par le temps long des convictions et des civilisations, me semble porteur de graves déchirures à venir.

Jacques JULLIARD. – Je suis un admirateur de la monarchie en tant que créatrice de l’unité française.Les rois ont créé la France par la culture autant que par les armes. C’est le rôle de la langue française, de tous les éléments de civilisation que le pouvoir central pouvait apporter alors que les pouvoirs locaux ne le pouvaient pas. Cela s’est fait, non pas par fédéralisation, mais par agglutination. Je partage vos réserves sur le rêve de fédéralisation macronien. L’Europe mettra du temps à se faire, mais il faut un noyau qui ne peut-être que franco-allemand.

Le ciment de l’Europe n’est-ce pas, avant tout, la culture gréco-romaine et judéo-chrétienne? Etait-ce une erreur de ne pas inscrire les racines chrétiennes dans le projet de constitution de 2005 ?

Jacques JULLIARD. – On ne construit pas sur le reniement de ce qu’on a été. On se réfère toujours de ce point de vue-là à Renan. On oublie toujours que Renan dans sa vision de la nation combine le donné et le construit. On retient toujours l’idée de « plébiscite de tous les jours », on oublie de dire que dans la phrase d’à côté, il évoque l’apport du passé. Je le cite : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un peuple. »

François-Xavier BELLAMY. – Cela révèle que le projet européen qui nous est proposé aujourd’hui est en fait l’un des symptômes d’un progressisme qui croit disposer de l’avenir en se défaisant du passé. Il s’agit moins de penser la construction européenne comme l’aboutissement d’une longue histoire qui nous précède, et qui supposerait de respecter le temps long et de laisser vivre la maturation des peuples, que de tenter de constituer des formes politiques nouvelles, d’opérer le geste révolutionnaire qui commence par le refus de ce qui est.


Extrait de l’Esprit Public du 17 décembre 2017, une émission de France Culture animée par Emilie Aubry, avec Hubert Védrine, Dominique Reynié et Gérard Courtois.

Réponse à Jean-Michel Aphatie

Cher Monsieur Aphatie,

Quand on a une idée à défendre, la réponse à une objection consiste à expliquer son propos – pas à insulter celui qui la propose.

Vous avez récemment affirmé sur un plateau de télévision que votre première promesse, si vous vous présentiez à la présidence de la République, serait de « raser Versailles, pour qu’on n’y vienne plus en pèlerinage cultiver la grandeur de la France. » Il est vrai qu’une proposition aussi consensuelle aurait dû susciter l’unanimité générale, n’est-ce pas. Mais voilà, quelques voix ont osé indiquer que votre premier acte politique ne les enthousiasmait pas…  J’en faisais partie ; me voici donc pris à partie dans une longue diatribe où vous fustigez un « professeur de philosophie autoproclamé » qui a osé vous contredire.

Cher Monsieur Aphatie, j’aurais préféré que vous me répondiez sur le fond. Car sur le fond, c’est vous qui faites semblant de ne pas avoir compris… Pour ma part, rassurez-vous, je n’ai pas cru un seul instant que vous comptiez raser Versailles, parce que je vous crois assez intelligent pour savoir que cela échappe encore à votre pouvoir. Si Versailles, que vous appelez « une belle bâtisse au sud ouest de Paris » (sic) a survécu à trois siècles d’histoire tourmentée, elle peut survivre encore à quelques décennies d’inculture impuissante… Versailles vous survivra donc, cher Monsieur Aphatie, je n’ai que peu d’inquiétude sur ce point.

Non, ce qui m’a fait réagir, c’est ce que votre propos exprimait : ce que vous avez voulu dire, c’est que l’histoire de la France, son patrimoine, et l’admiration qu’ils suscitent, sont un problème qu’il faut régler. C’est votre droit de le penser – et d’ailleurs je vous remercie de l’avoir dit aussi clairement. Mais alors, pourquoi vous enfuir ? Pourquoi vous retrancher derrière l’excuse un peu puérile d’un quelconque « second degré » ? Si c’est bien ce que vous pensez, assumez-le ! Et si ce n’est pas le sens de votre propos, rectifiez-le, car nous sommes des milliers à vous avoir compris ainsi…

En vérité, Monsieur Aphatie, soyons sérieux : c’est bien ce que vous vouliez dire. Cette idée, nous la connaissons bien. D’ailleurs, elle n’est même pas de vous. Ce que vous avez exprimé, dans cette ironie sans humour, c’est toute la haine de l’héritage qui a marqué notre pays pendant les dernières décennies. Le petit monde des décideurs avait décidé qu’aimer son pays était un idéal périmé ; que la modernité exigeait de défaire nos attachements particuliers ; que l’identité était synonyme d’exclusion, et que la transmission d’une culture était de l’aliénation. Il pensait en un mot – et de cette obsession commune vous vous êtes fait ici le parfait porte-parole – que l’avenir supposait la déconstruction du passé.

Mais voilà, cher Monsieur Aphatie, votre première priorité politique, nous l’avons déjà testée ; et ça n’a pas marché du tout. Mais alors pas du tout. Cette passion de la déconstruction a eu tous les pouvoirs pendant quarante ans, à l’école, dans les journaux, à la télévision… Elle n’a laissé qu’un immense vide. Et ce vide se remplit maintenant du bruit des kalachnikovs. Quand on choisit de détester la grandeur de la France, quand on ne donne rien à aimer, rien qui puisse fonder sur l’histoire le ferment de notre unité, il ne faut pas trop s’étonner qu’on laisse la place à la violence. Monsieur Aphatie, quelle ironie de vous voir me traiter de « taliban »… Votre idée de raser les plus beaux monuments historiques pour qu’on n’y vienne plus en pèlerinage s’émerveiller de quoi que ce soit, ça ne vous rappelle rien ? Un petit effort, allez… (Attention, second degré ! Mais je sais que vous comprendrez : comme vous l’écrivez, « seuls les sots n’ont pas le sens de l’humour » !) Pour ce qui me concerne, mon métier, c’est de partager la culture, toute la culture, sans rien détruire, sans rien raser – mais pour construire, au contraire : être professeur, ce n’est pas un titre autoproclamé, c’est juste la joie de transmettre, et de voir comme est fécond dans l’esprit et le cœur des plus jeunes un héritage pourtant millénaire !

En écrivant cela, finalement, je vous comprends bien ; je comprends même votre rage. Car, ne dites pas le contraire, il y avait un peu de rage dans votre vandalisme verbal. « Je raserais Versailles… » Détruire enfin cet héritage que tout l’effort d’une génération n’a pas réussi à faire oublier. Vous aurez tout reçu, et rien transmis ; et pourtant, malgré tant d’obstination dans cette déconstruction méthodique, les générations qui viennent s’obstinent encore à aimer la grandeur de la France ! Raser Versailles, pour que personne ne puisse encore, avez-vous dit, « espérer changer le monde ». Et pourtant ils y croient encore !

Eh oui, Monsieur Aphatie, oui, nous y croyons encore ; et oui, nous allons changer le monde, ce monde cabossé et usé que vous laisserez derrière vous. Versailles est, parmi d’autres lieux, le signe que le rêve des hommes peut parfois transformer l’histoire. C’est par là que notre folie résiste encore à votre cynisme. Au moment où vous écriviez cette triste diatribe, hier, des milliers de Français, de toutes convictions politiques, de toutes origines, de toutes confessions – des milliers de Français remettaient à leurs fenêtres ce drapeau bleu blanc rouge, pour dire qu’ils ne lâcheraient pas devant la terreur djihadiste. Ils croient encore à la France, voyez-vous ; et parce qu’ils aiment son histoire, parce qu’ils l’aiment dans ses grandeurs autant que dans ses faiblesses, ils savent tout ce qu’elle a d’avenir. Quand on a frappé leur pays, ils ont retrouvé la France, celle qu’on avait pourtant tenté avec tant de persévérance de leur faire mépriser, détester, dépasser. Ils ont retrouvé toute la France, le bleu et le rouge de la capitale, et le blanc du château des rois. Cette histoire est grande, c’est un fait, assez grande pour nous rassembler encore. Allez, Monsieur Aphatie, un petit effort : je suis sûr qu’au fond de vous, vous l’aimez vous aussi… Si vous faisiez l’effort de dépasser cette folie suicidaire qui nous a fait croire qu’il fallait raser son passé et se détester soi-même ? Versailles vous survivra, la France nous survivra j’espère : une chose est sûre, ce n’est qu’en elle que nous pourrons survivre ensemble.

Photo : Jose LOSADA / FlickR

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L’école, priorité absolue

Texte publié dans Le Figaro du 21 septembre 2016, en partenariat avec RTL.

En 1997, interrogé à la veille des élections sur ses trois priorités pour la Grande-Bretagne, Tony Blair répondait : « L’éducation, l’éducation et l’éducation. » En 2017, tous les candidats à l’élection présidentielle devraient reprendre à leur compte, pour la France, ces trois priorités. Non que les autres problèmes qui touchent notre pays soient insignifiants, bien sûr ; ils sont d’une importance cruciale. Mais leur résolution passe à chaque fois, si l’on veut agir en profondeur, par le chemin de l’école. Vous voulez reconstruire une économie forte et innovante ? Commençons par refaire l’école. Lutter contre la désaffection de la politique et restaurer un débat d’idées digne de ce nom ? Commençons par refaire l’école. Sauver l’unité de la société française en empêchant une génération de sombrer dans les délires de l’islamisme ? Commençons par refaire l’école.

La crise que traverse notre pays, sous toutes ses formes, est profondément liée à sa faillite éducative. S’il faut refaire l’école, c’est parce qu’elle est le premier lieu de notre défaite collective. Ne gardons qu’une seule statistique, l’une des plus récentes : l’enquête CEDRE, publiée par le Ministère de l’Education Nationale en juillet dernier, se concentrait cette année sur la maîtrise de la lecture. Cette enquête statistique officielle fait apparaître que, parmi tous les collégiens en fin de 3ème, seul un quart peut être considéré comme « bon lecteur ». De l’autre côté du spectre, 15 % des élèves « s’avèrent n’avoir pratiquement aucune maîtrise ou une maîtrise réduite des compétences langagières » ; cette situation, qui selon le ministère lui-même les rend « incapables de poursuivre leurs études », concerne donc chaque année près de 125 000 jeunes… Entre les deux, des centaines de milliers d’autres naviguent dans le flou, ayant passé des milliers d’heures sur les bancs de nos classes sans avoir pu même devenir « bons lecteurs. » Cette pauvreté langagière, culturelle, intellectuelle est une bombe à retardement pour notre pays.

Devant ce défi majeur, la politique de la gauche aura consisté à aggraver avec méthode et persévérance tous les facteurs d’échec possibles. La maîtrise de la langue française est très fragile ? Surchargeons les élèves d’une première langue étrangère au CP, et rajoutons encore le code informatique en CE1. Les élèves en difficulté sont de plus en plus nombreux ? Supprimons les heures d’accompagnement éducatif. Les inégalités ne cessent de croître, condamnant à un échec toujours plus massif les établissements dans les quartiers défavorisés ? Retirons-leur les options qui leur permettaient de surnager. On ne dénoncera jamais assez les mensonges tragiques qui auront marqué toutes les réformes de ce quinquennat, les millions d’heures d’enseignements fondamentaux sacrifiés à l’invasion du « périscolaire » dans l’école, à la déconstruction des disciplines par les EPI, ou à un « accompagnement personnalisé » effectué… en classe entière.

Bien sûr, le résultat ne se verra pas tout de suite, la ministre ayant consacré beaucoup d’efforts à faire disparaître les symptômes du mal qu’elle entretenait avec tant de soin. En interdisant le redoublement, sans lui substituer aucune stratégie de remédiation, elle a facilité l’accès à un bac déjà dévalué, et renforcé la contrainte imposée à l’Université, sommée d’accueillir, sans en avoir les moyens, un nombre toujours plus important d’élèves toujours plus fragiles. Mais qu’importe, elle les gardera jusqu’au master, puisque Najat Vallaud-Belkacem vient d’annoncer que même cette ultime sélection serait interdite… Comme l’Etat faussaire faisait tourner la planche à billets quand il ne savait plus créer de la richesse, il sait encore multiplier des diplômes à défaut de transmettre des savoirs.

En attendant que la gauche de gouvernement, dont on avait tant espéré, fasse son examen de conscience, il faut donc préparer l’alternance. L’école est peut-être un investissement de long terme, mais ce long terme est aujourd’hui, sans doute, la plus immédiate urgence. Et paradoxalement, pour que l’école puisse jouer son rôle dans la préparation de la société de demain, il faut maintenant que la société cesse de la charger de tous ses problèmes du moment, et la laisse se concentrer sur sa seule et unique mission : la transmission du savoir. Les enseignants peuvent lutter contre la radicalisation, contre le chômage, contre le sexisme, contre les incivilités et même contre le réchauffement climatique si l’on veut, à condition seulement qu’on les laisse enfin faire leur métier : enseigner. Car c’est de la culture que nous avons à partager, dans sa gratuité première, que viendra toute la créativité, toute la liberté, toute l’humanité même du monde de demain. C’est parce que nous l’avons oublié que nous avons cessé de transmettre, et que notre école est devenue ce vide saturé de fictions pédagogiques et de complexités artificielles.

L’enjeu est maintenant simple : il faut tout remettre à plat pour permettre à nouveau que soit transmis à chaque enfant le meilleur de la culture dont il est, d’où qu’il vienne, un légitime héritier. Et pour y parvenir, il faut repartir du terrain, de ce que nous savons faire – et non pas, comme depuis trente ans, des couloirs du ministère ; refaire confiance aux enseignants, aux cadres qui, envers et contre tout, font vivre nos établissements ; aller voir partout dans le monde les méthodes qui fonctionnent, et abandonner celles qui échouent ; s’inspirer des réussites concrètes obtenues dans nos banlieues et accompagner réellement la créativité pédagogique…

Un immense travail attend la droite, si elle veut se montrer à la hauteur du défi. Elle est très largement comptable de la déroute actuelle de notre école ; mais si elle savait la retrouver avec assez d’humilité, et une claire conscience de l’enjeu, elle aurait devant elle une occasion historique de contribuer à sa reconstruction. Peut-être la dernière occasion… Car le savoir ne se conserve pas tout seul : quand une culture n’est plus transmise, tôt ou tard, elle disparaît. Si nous voulons que vive encore la France, l’école est notre seule urgence.

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L’urgence du long terme

Entretien paru dans Le Point du 28 juillet 2016. Propos recueillis par Saïd Mahrane.

Pour les terroristes de l’Etat islamique, tout est permis – jusqu’à égorger un prêtre – précisément parce que Dieu existe. Que peut-on opposer, en dehors des minutes de silence et des appels à l’union nationale, à ce nihilisme d’un nouveau genre ?

Peut-être cette réponse vous surprendra-t-elle : ces hommes ne croient pas en Dieu. S’ils croyaient à la vérité de leur religion, ils tenteraient de nous en convaincre, et cela passe par le dialogue, par la raison ; s’ils avaient vraiment la foi, ils nous donneraient leurs raisons. Vous ne pouvez convertir personne par la violence. La violence a beaucoup de pouvoir, c’est vrai : avec une arme, on peut obtenir beaucoup de celui que l’on tient sous la menace. On peut exiger de lui qu’il donne ce qu’il possède, qu’il agisse de telle ou telle façon, ou qu’il répète ce que l’on voudra… Mais on ne peut l’obliger à croire en quelque chose. Pour une raison d’ailleurs assez simple : personne ne peut s’obliger lui-même à croire en quelque chose sans raison valable. Le philosophe Epictète s’étonnait déjà de cette indéfectible résistance de la pensée… Le terroriste peut donc braquer ses armes sur un homme, ou sur tout un peuple, en lui ordonnant de croire à l’Islam : sa défaite est assurée d’avance. Même devant la terreur, notre conscience d’hommes fait nos esprits libres, définitivement libres. La seule manière de conduire une personne à adhérer pleinement à un discours, ce n’est pas de vaincre, c’est de convaincre. Quand on est certain d’avoir une vérité à partager avec les autres, c’est à la parole qu’on recourt, et non à la violence… En fait, les djihadistes trahissent leur faiblesse quand ils recourent à la violence. Ils montrent qu’ils n’ont pas une seule raison de croire en leur Dieu ; car s’ils en avaient ne serait-ce qu’une seule, ils tenteraient de nous l’expliquer pour nous permettre de les rejoindre. Comme ils n’en ont pas, ils se contentent médiocrement de réduire le reste du monde au silence. C’est en ce sens qu’on peut décrire le djihadisme comme un nihilisme : celui qui croit veut partager sa foi aux autres ; à celui seul qui ne croit en rien, l’altérité est insupportable, parce qu’elle ne peut être dépassée.

Voilà le défi silencieux que nous lançons au cœur même de cette épreuve : si vraiment votre Dieu est grand, montrez-le ; et si le christianisme est faux, prouvez-le ! Si quelqu’un ne pense pas comme vous, êtes-vous si certains de ne pouvoir le convaincre dans la discussion qu’il vous faut mettre tout votre orgueil à devenir des assassins pour le faire taire ?  En vous faisant gloire d’avoir assassiné un vieux prêtre sans armes, vous montrez en réalité l’étendue de votre impuissance… Lui croyait tellement à la vérité d’une parole qu’il avait consacré sa vie à la partager. Aujourd’hui, vous démontrez malgré vous la différence entre la force de sa fidélité discrète et féconde, et l’ineptie de votre violence bruyante, qui ne saura jamais que détruire.

Peut-on aborder la question du djihadisme sous un angle civilisationnel et religieux quand dans notre pays vivent environ cinq millions de musulmans, qui partagent pour l’essentiel les valeurs dites « occidentales »?

La question nous est renvoyée à tous : que sont les « valeurs occidentales » ? Et sommes-nous si sûrs de les partager vraiment ? Souvenons-nous que la France a été en première ligne pour refuser que l’Europe reconnaisse ses racines chrétiennes… Les valeurs que nous reprochons aux terroristes d’attaquer, n’avons-nous pas été les premiers à les vider de leur substance, même en sauvant les apparences ? Aujourd’hui, le dénominateur commun du monde occidental semble bien souvent se réduire à une forme d’individualisme consumériste, et son seul horizon se mesure en points de croissance et en indice du moral des ménages… Si le djihadisme est un nihilisme, il n’est pas étonnant qu’il prospère singulièrement dans le vide d’idéal qui traverse notre société. L’auteur de l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray avait tenté de partir en Syrie ; la France est le pays européen qui a, hélas, fourni le plus grand nombre de ces candidats au djihad. Le problème n’est peut-être pas directement religieux ; bien sûr, l’Islam a une grande responsabilité dans ce qui advient en ce moment : comme l’écrivait Abdennour Bidar, le monde musulman doit « reconnaître que les racines du mal qui lui vole aujourd’hui son visage sont en lui-même. » Mais de toute évidence, ce mal s’alimente aussi dans notre pays de la pauvreté intellectuelle et spirituelle à laquelle nous nous sommes habitués, et il nous renvoie donc en même temps à notre responsabilité collective.

Le politique peut-il encore quelque chose ?

Peut-être manque-t-il d’un diagnostic qui touche l’essentiel… Avons-nous vraiment travaillé sur le cœur du problème, sur ce qui motive cette folie criminelle ? Dans l’histoire, le terrorisme a pu passer par l’engagement politique, ou intellectuel. Ce n’est pas le cas aujourd’hui : c’est par la petite délinquance, par des itinéraires médiocres, sur fond d’effondrement de la rationalité, que des jeunes, perdus dans une société française sans repères et sans aspirations, finissent par devenir des assassins. Chez eux, la rencontre avec un Islam caricatural a servi de catalyseur pour transformer le vide passif qui marque notre collectivité, en une sorte de vide actif, individualisé. Du néant devenu puissance d’anéantissement : voilà ce qui définit le terrorisme contemporain. Avons-nous assez essayé de comprendre cela, de l’anticiper ? Tant que nous n’aurons pas compris l’ampleur du problème, aucune mesure sécuritaire ne nous garantira contre cette folie destructrice. Et les politiques sembleront de plus en plus impuissants, enfermés dans des polémiques stériles sur des circonstances de court terme… Bien sûr il faut tout faire pour éviter autant que possible de futurs attentats, et de futures victimes. Mais sur le fond, la seule urgence est maintenant le long terme. Et puisque ceux qui nous frappent, pour beaucoup d’entre eux, ont grandi en France, cette urgence est assez simple : il faut reconstruire l’école, non pas tant pour combattre le discours islamiste que pour empêcher qu’il trouve encore dans les esprits un tel vide à habiter.

L’un des buts avoués de l’EI est la dislocation de notre société, l’instauration un climat de guerre civile entraînant une division entre un « eux » et un « nous » intérieurs… Comment conjurer cette menace ?

Il n’y a qu’une seule façon de la conjurer, c’est de gagner cette guerre, ou à tout le moins d’expliquer aux Français comment nous pourrons la gagner. La politique est l’art d’ouvrir des perspectives ; quand elle ne propose plus de choix, quand elle ne présente plus de solutions crédibles – fussent-elles exigeantes, alors les individus reviennent inéluctablement à l’instinct primaire qui leur commande de se protéger eux-mêmes, et c’est alors, comme l’écrivait Hobbes, « la guerre de tous contre tous » qui resurgit…

Ne doit-on pas reconnaître notre impuissance devant un ennemi qui, lui, ne craint pas la mort ?

C’est une vraie mutation en effet : pour le terroriste d’aujourd’hui, la mort n’est plus un outil de négociation, ni le moyen d’obtenir une victoire ; la mort, c’est toute la victoire. Je me souviens du mot glaçant de Merah, qui venait de tuer sept innocents, au négociateur du RAID, qui tentait de le raisonner avant de lancer l’assaut contre lui : « Moi la mort, je l’aime comme vous vous aimez la vie. » Voilà la clé du terrorisme contemporain : la destruction est son but, revendiquée au nom d’une vengeance très approximative, et le suicide son mode d’action. C’est ce qui le rend singulièrement angoissant : même quand ils retiennent des otages, les djihadistes ne veulent rien obtenir, sinon le spectacle toujours nouveau de la violence. Du coup, quand cela s’arrêtera-t-il ? Ce n’est pas le signe de leur force, car en fait ils ne peuvent pas gagner ; mais nous, nous pouvons beaucoup perdre.

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Le Point

Dans le dossier du Point consacré à ces événements, d’autres entretiens à retrouver avec Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Haïm Korsia, Tarek Obrou…

Le désespoir n’est pas une option.

Entretien paru dans le Figaro du 27 juillet 2016. Propos recueillis par Alexandre Devecchio.

Deux islamistes ont pris mardi matin en otage un curé, deux sœurs et deux fidèles à Saint-Etienne-du-Rouvray, près de Rouen. Le prêtre a été assassiné. Après Nice, que vous inspire ce nouvel acte de terreur ?

Il y a quelque chose de pire que l’horreur, c’est la répétition de l’horreur. Il est clair maintenant que nous sommes engagés dans un cycle probablement long, dans une épreuve qui sera rendue pesante précisément par le caractère imprévisible et donc omniprésent de la menace. Désormais une foule qui regarde un feu d’artifice est une cible – mais tout autant cinq paroissiens qui vont à la messe un mardi matin. L’une des premières personnes avec qui j’ai parlé de cet attentat m’a dit : « On était heureux, avant… ». Elle exprimait ainsi ce que nous avons le sentiment de vivre, la fin d’une période d’insouciance. Cela ne signifie pas qu’il faille se résigner, au contraire : nous qui n’avons pas vécu de guerre, nous avions peut-être un peu perdu conscience de la valeur infinie de la paix. Aujourd’hui, un prêtre est égorgé dans une église, à la fin de sa messe ; comment ne pas penser aux chrétiens d’orient qui vivent ce chemin de croix depuis si longtemps ? Puisque notre tour vient de partager l’épreuve que vivent si près de nous tant de peuples confrontés à la violence, de façon bien plus intense, il faut trouver dans cette tragédie l’occasion de nous réveiller d’une forme de passivité, de complicité même peut-être, dans laquelle notre pays a pu s’enliser.

Le fait d’attaquer une église est-il un symbole ? Quel est son sens ?

Bien sûr, c’est un symbole évident… Comme l’écrivait Julien Freund, « c’est l’ennemi qui nous désigne », et en l’occurrence l’Etat islamique semble identifier ses cibles avec beaucoup de méthode. Il y a quelques jours, il frappait la foule un 14 juillet ; aujourd’hui, c’est une église, le jour même du lancement des Journées Mondiales de la Jeunesse… C’est la France qui est visée dans ce qui fait son identité – dans son histoire républicaine et dans son héritage spirituel. La France est marquée par cette dualité féconde, qui a été bien souvent conflictuelle dans le passé, mais qui fait son identité singulière : c’est bien sûr le 14 juillet 1790 et la fête de la Fédération, mais c’est aussi la tradition chrétienne qui a façonné notre pays. De la plus grande à la plus petite commune, chaque ville de France a sa Mairie et son église paroissiale… En quelques jours, Daech s’est attaqué à ces deux dimensions essentielles de notre vie collective. Paradoxalement, l’ennemi qui nous désigne doit contribuer aussi à nous réunir. Alors que la France semblait enfermée dans ses divisions, au moment où une forme appauvrie de la laïcité prétendait effacer cette dimension singulière de notre identité collective, Daech nous rappelle qui nous sommes en nous montrant ce qu’ils veulent atteindre en nous. Le Père Hamel avait consacré sa vie à la foi chrétienne, et c’est à cause de ce don qu’il est mort pour son pays. Ceux qui l’ont tué le savent bien, ces deux dimensions sont liées.

Peut-on parler d’un choc des civilisations ?

Il est impossible de reconnaître ces criminels comme les défenseurs d’une « civilisation » ! Toute civilisation commence par l’effort du langage, du dialogue, qui vient rompre le cycle destructeur de la violence pour ouvrir des voies pacifiques de résolution des conflits. Le premier effet de la civilisation, c’est la civilité, qui est une condition de la cité : la politique suppose en effet la politesse, elle implique que les hommes soient polis, au sens littéral du terme, par une culture qui discipline en eux la brutalité de l’instinct primaire. Nous n’avons pas sous les yeux deux civilisations opposées, mais une civilisation confrontée à une forme moderne de barbarie, qui ne s’arrêtera que quand elle aura tout détruit : dans la manière même par laquelle ils assassinent, les djihadistes nous ramènent à la sauvagerie la plus inhumaine ; et en faisant des selfies au milieu de leur massacre, ils parviennent à faire de la modernité technique l’occasion d’être plus régressifs encore dans l’horreur.

Dans votre livre les Déshérités, vous écriviez redouter un choc des incultures…

Nous y sommes sans doute… A l’heure où je vous réponds, nous n’avons pas encore de certitudes sur l’identité des auteurs de l’attentat commis à Saint-Etienne-du-Rouvray ; mais il semble que ces personnes aient grandi en France. Comme tant d’autres désormais avant eux : Cherif et Saïd Kouachi, Amedy Coulibaly, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche… Autant de jeunes, car ils sont tous jeunes malheureusement, qui ont passé des milliers d’heures sur les bancs de notre école. Alors bien sûr, l’école ne peut pas tout, et le contexte national et international pèse beaucoup pour expliquer ces basculements délirants ; mais malgré tout, le terrain n’aurait pas été aussi friable si nous avions su transmettre à tous nos élèves les éléments fondamentaux d’une culture commune, d’une histoire partagée, d’une capacité de dialogue et de discernement, d’une distance rationnelle, d’un projet professionnel… Il faut que l’échec éducatif soit immense pour que notre école, qui mobilise depuis longtemps le premier budget de la nation, conduise pourtant tant de jeunes à un tel degré de désintégration.

Faut-ils se résigner au terrorisme comme le suggère le gouvernement ?

Comment pourrait-on s’y résigner ? Ce serait reconnaître définitivement la fin de l’Etat, la dissolution de la société politique, le retour à la loi du talion… Encore une fois, nous avons parfois été inconséquents, irréfléchis, et parfois complices à travers nos politiques ; mais aujourd’hui nous n’avons même pas le droit de renoncer : ce serait se résigner à la barbarie. Le désespoir n’est pas une option. Bien sûr, la répétition des attentats viendra nous éprouver encore, et il faudra du temps avant de sortir de ce cauchemar ; mais c’est justement le bon moment pour l’espérance. Ce n’est pas quand tout va bien qu’on a besoin d’espérance, c’est dans l’épreuve et devant le danger. Comme l’écrivait Bernanos dans d’autres années noires : « La plus haute forme d’espérance, c’est le désespoir surmonté ».

Alors, que faire à court et à long terme ? 

A court terme, il est évident qu’il faut ajuster en profondeur notre action en matière de justice et de sécurité, pour prévenir autant que possible de nouveaux attentats. De ce point de vue, il serait scandaleux que le gouvernement tente, sous couvert d’union nationale, d’étouffer la démocratie : elle suppose la libre interrogation, et le débat qu’elle fait vivre est plus utile que jamais pour éviter l’explosion de la société. Toutes les questions doivent être posées. Est-il normal qu’un jeune français parti faire le djihad en Syrie, intercepté par la Turquie, arrêté par la Suisse, soit relâché dans la nature par la France ? Nous payons les résultats de la politique pénale désastreuse de Christiane Taubira, dont les discours emphatiques et les petits tweets poétiques ne nous sont d’aucun secours aujourd’hui… Quand la faillite d’un système est si évidente, quand le renouvellement est si nécessaire, l’union nationale ne saurait servir de prétexte pour éviter à ceux qui nous gouvernent d’assumer leur responsabilité. Mais au-delà de ces débats importants sur la justice et la sécurité, derrière les impératifs du court terme, il n’y a en fait qu’une seule véritable urgence, c’est la refondation éducative, qui est aujourd’hui la condition de la survie même de notre pays.

Lire l’article complet sur le site du Figaro.

Sauver l’école, pour tous !

Tribune publiée dans le Figaro daté du 7 juin 2016.

L’enseignement privé va bien : c’est ce qui ressort du dernier congrès de l’APEL (Association de parents d’élèves de l’enseignement libre), qui s’est conclu ce dimanche dans une ambiance d’optimisme quasi unanime. Tout semble réuni pour favoriser le secteur privé sous contrat, à commencer par l’effondrement de l’enseignement public. L’échec manifeste des dernières réformes scolaires constitue la principale clé de l’attractivité des établissements privés, qui ont la chance d’éviter les mesures que l’Etat impose à leurs voisins du public. Ils ont ainsi été à l’abri de la calamiteuse réforme des rythmes scolaires, et leur liberté de recrutement constitue dans bien des territoires un échappatoire au piège de la carte scolaire. L’apparente santé du privé est donc essentiellement la conséquence de la descente aux enfers que subit l’enseignement public.

Cette situation devient un scandale lorsque, non contents de bénéficier de cet état de fait, les dirigeants du privé encouragent les réformes qui minent l’enseignement public, pour trouver ensuite dans leur autonomie les moyens d’en amortir chez eux les effets dévastateurs… Les dernières évolutions imposées par le ministère (réforme du collège et réforme des programmes) ont eu, on le sait, peu de partisans enthousiastes. La quasi-totalité des syndicats enseignants comme beaucoup de parents d’élèves, de nombreux intellectuels de premier plan et le Conseil supérieur de l’éducation lui-même s’y sont opposés. Il aura fallu que ce soit l’enseignement dit « libre » qui donne de la voix pour soutenir le ministère, plutôt sur le mode de l’enthousiasme spontané que du soutien argumenté. L’APEL a dit « accueillir avec beaucoup d’espoir la volonté de la ministre de réformer le collège » – et pour fonder tant d’espoir, s’est contentée d’un lien sur son site internet renvoyant à l’argumentaire du gouvernement. Pour une telle « liberté », que ne nous ôte-t-on tout à fait la peine de penser, aurait dit Tocqueville… Alors que la contestation montait, la présidente de l’APEL a décidé, en guise de concession aux parents mécontents, de créer, cela ne s’invente pas, des « comités de suivi » de la réforme du collège – est-ce pour « suivre les réformes » qu’une mobilisation historique a sauvé l’école libre en 1984 ?

Sur le terrain, si le privé suit toujours le ministère, il le suit pourtant de loin. À la rentrée prochaine, de nombreux établissements privés proposeront aux familles toutes les options que la réforme du collège a pu supprimer avec la bénédiction de l’APEL… L’incohérence n’est pas d’offrir le meilleur enseignement, mais de le garder pour soi après avoir encouragé sa destruction pour les autres. Les classes bilangues ? Le latin et le grec ? Proposés en option hors contrat, c’est à dire de façon payante, en plus des frais d’inscription. La baisse des dotations horaires attribuées par le ministère ? On trouvera toujours une solution pour la compenser sur fonds propres s’il le faut. Et naturellement, les nouveaux dispositifs pédagogiques, comme les fameux enseignements pratiques interdisciplinaires, seront adaptés pour se conformer à la vigilance des parents, soucieux de l’acquisition des savoirs fondamentaux par leurs enfants, et capables de les accompagner pour cela – y compris financièrement, en recourant au business en pleine croissance des cours supplémentaires… Les équipes pédagogiques de ces établissements ont bien raison de rivaliser d’inventivité pour continuer d’offrir le meilleur à leurs élèves. Bien sûr, ce ne sera pas possible partout : bien des établissements privés accueillent dans des secteurs paupérisés des jeunes de tous les milieux. Sans moyens conséquents, ils subiront le désastre comme les autres. Mais partout ailleurs, combien de collèges privés trouveront dans ces dernières réformes l’occasion de capter pour de bon toutes les familles un peu favorisées, prêtes à payer pour éviter à leur enfant un naufrage qui condamne définitivement les élèves du public – auxquels on retire tout ce qui pouvait constituer des occasions de survie scolaire ?

Si loin de l’aspiration des parents et du travail des professeurs, qui se battent avec raison pour garder un enseignement de qualité, les représentants du privé auront donc essentiellement contribué à noyer encore un peu plus les collèges publics, qui perdent là leurs derniers leviers d’attractivité. C’est un scandale pour tout citoyen ; ce devrait être aussi un scandale pour tout chrétien, car l’idéal de l’enseignement catholique est à l’évidence profondément dévoyé lorsqu’il multiplie les propositions commerciales pour faire un marché de tout l’héritage dont il a lui-même encouragé la déconstruction. Les élèves issus d’un enseignement public en ruines, à l’exception de quelques sanctuaires intouchables, semblent désormais définitivement empêchés de vaincre leur relégation scolaire, culturelle, sociale, à cause d’une réforme imposée au nom de « l’égalité » par des responsables politiques de gauche, avec le soutien de cet enseignement privé où beaucoup d’entre eux inscrivent d’ailleurs leurs enfants, parce qu’il consolide comme jamais son monopole en matière de reproduction des élites.

C’est de l’avenir de la société qu’il s’agit – et aussi de l’avenir de l’enseignement libre, car l’hypocrisie risque de devenir si intenable qu’elle conduira tôt ou tard à l’explosion d’un système si manifestement injuste. Le ministère doit tirer des leçons de la situation, non pas en tentant par la coercition d’empêcher le privé de sauver le latin ou de contourner les EPI, mais en rendant cette chance à tous les élèves. Il est encore temps de retirer ces réformes : l’enseignement public peut et doit être un lieu d’excellence, partout, au service de tous les élèves, et pour accompagner toutes les formes de réussite !

Il est urgent aussi que l’enseignement privé se ressaisisse : derrière l’autosatisfaction de façade, il y a le versant intérieur de ce scandale démocratique – l’incroyable monopole statutaire d’une association de parents qui, dans une fiction de démocratie, se protège de sa base derrière ses statuts, et prend position au nom des centaines de milliers de familles qui la font vivre sur le terrain sans même les avoir consultées… Puisque le renouvellement ne vient pas de l’intérieur, l’espoir vient des périphéries – par exemple de la fondation d’une nouvelle association de parents d’élèves authentiquement attachés au sens pédagogique de la transmission, ou du développement des écoles Espérance Banlieues qui, retrouvant l’inspiration et l’audace perdues par les administrations jumelles du public et du privé, remettent une liberté pédagogique authentique au service des plus déshérités.

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Nos élèves méritent le meilleur.

Entretien à propos des nouveaux manuels scolaires, publié dans le Figaro du 4 mai 2016. Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers.

Que vous inspire la lecture des manuels intégrant les dernières réformes scolaires ?

Comme de nombreux enseignants, je découvre les manuels diffusés par les éditeurs pour la rentrée prochaine. C’est toujours douloureux de voir un naufrage, même quand on pouvait le prévoir… Pendant des mois, la réforme du collège a été rendue volontairement compliquée par les experts qui l’ont écrite, sans aucune concertation, dans ces sigles ésotériques que le ministère produit si bien. Ce n’est donc que maintenant que, d’un seul coup, cette réforme devient concrète à travers les manuels scolaires, et le grand public découvre la tragédie au moment où elle se réalise. Car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, d’un appauvrissement sans précédent… Par exemple, chaque « séquence » conduit désormais à l’impératif d’une production utilitaire – cette obsession étant déclinée jusqu’à l’absurde. Les sciences humaines servent à écrire un journal de classe et à « mobiliser son collège contre la faim dans le monde ». L’histoire se déroule par activités d’équipes, ou par tâches à mener : « je construis des hypothèses, je m’exprime, j’enquête »… L’enseignement scientifique aboutit à comprendre une actualité people datée et morbide, en mesurant l’intensité du courant qui a traversé Claude François électrocuté dans sa baignoire. La littérature sert à réaliser une affiche contre les discriminations, à produire le clip d’une chanson de Renaud, ou à écrire une lettre de rupture à sa copine à partir d’un texto dysorthographique…

Votre réaction n’est-elle pas élitiste ? Ne faut-il pas prendre les élèves là où ils en sont, c’est-à-dire au langage texto ?

Tout le pari de l’éducation consiste à savoir qu’un élève possède des capacités qu’il ne se connaît pas encore, et à lui donner l’occasion de les accomplir. Et pour cela, l’école peut offrir à chacun d’entre eux un chemin singulier, différent de son horizon ordinaire – un chemin d’évasion qui les fasse sortir de l’immédiateté du quotidien, qui les élève. Ce chemin, c’est la culture, sous toutes ses formes. Tous les enseignants se sont engagés pour cela : nous savons que nos élèves méritent le meilleur – et d’abord ceux qui sont aujourd’hui les plus défavorisés. Et nous savons que, si on sait avancer progressivement avec eux, ils vibrent infiniment plus quand on les entraîne vers les grands textes, dans l’aventure scientifique, dans des apprentissages stimulants, que quand on prétend leur parler de leur quotidien – que par définition ils connaissent déjà. L’école qui fait grandir, c’est celle où on découvre chaque jour du nouveau, et où l’on se découvre avec émerveillement capable d’une parole nouvelle – et non celle qui prétend supprimer l’ennui en se penchant vers les élèves avec condescendance, en croyant parler leur langage. L’école qui a du sens, c’est celle qui leur permet de rencontrer Ulysse et Pénélope, Chimène et Rodrigue, Cyrano et Roxane – pas celle qui donne comme sujet de littérature : « Cc c mwa, jcroi kon devré fer 1 brek. » Il y a d’immenses talents dans nos classes, partout ! Et c’est à ce niveau-là qu’il faudrait les rejoindre si nous voulons leur parler ? Mais qu’on arrête de mépriser nos élèves ! Cette réforme du collège, c’est une violence néocoloniale ; c’est l’institution descendant vers les jeunes en leur disant : « Toi comprendre moi ? Ecole pas être trop difficile pour toi ? Toi être content maintenant ? » Quand nous prétendons leur apprendre à utiliser des iPad ou à faire des bonnes vannes, quand les manuels de français citent du rap en espérant « avoir le swag », nos élèves comprennent parfaitement qu’on les prend pour des imbéciles. Et ils auront raison de nous en vouloir de les avoir réduits à cela.

Un éditeur a déjà présenté ses excuses pour l’un de ces exercices controversés. Comment expliquez-vous qu’on en arrive à de telles difficultés ?

Pour coller à son calendrier de communication, à un an des présidentielles, la ministre a décidé de changer tous les programmes en même temps, du primaire à la fin du collège ; jusque là on déployait les réformes année par année, pour garantir la cohérence de la scolarité de chaque élève. C’est la première fois dans l’histoire que le ministère impose de changer la totalité des enseignements à la rentrée, et donc de changer tous les manuels, pour se conformer à des programmes qu’il a publiés il y a quatre mois seulement… C’est dire le climat d’improvisation complète dans lequel les éditeurs ont travaillé. L’éducation prend du temps, elle devrait mériter mieux que cette précipitation électoraliste et idéologique. Sans compter que ce changement brutal représente maintenant une dépense de 780 millions d’euros* – une somme énorme, simplement pour acheter des manuels scolaires bâclés, et fondés sur une réforme absurde.

Le gouvernement achève deux jours consacrés à l’école. Sur le sujet, quel bilan tirez-vous de la mandature Hollande ?

Deux jours d’autocélébration indécents, alors que l’éducation nationale traverse une crise profonde… La gauche a amplifié cette crise, en persévérant dans la déconstruction de l’enseignement, dont la réforme du collège marque une étape supplémentaire. Dans un climat de mensonge permanent, le gouvernement a sacrifié tous les élèves, les plus avancés et les plus faibles ; il a détruit ce qui fonctionnait encore, les classes bilangues comme les réseaux d’aide aux élèves en difficulté. Il a méprisé les enseignants, les familles, en imposant les rythmes scolaires ou la réforme du collège sans dialogue, dans un vrai climat de coercition. Il a appauvri comme jamais la transmission de la culture, en supprimant les langues anciennes, en remplaçant des heures de cours par des activités productives, au nom d’un utilitarisme qui la rapproche d’ailleurs des vieux démons de la droite. François Hollande déclarait lundi, en ouvrant ces journées sur l’école : « Il faut mettre le système éducatif au service de l’économie ». Est-ce vraiment là sa fonction ? La réduction de la culture aux calculs de rentabilité ne peut rien servir, au contraire… Nous en payons déjà le prix. Au moins ce quinquennat aura-t-il peut-être permis une prise de conscience : ce n’est que sur une authentique refondation de l’école dans sa mission essentielle, la transmission du savoir, que nous pourrons préparer l’avenir de notre pays, en servant l’accomplissement de chacun de nos élèves.

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* Chiffres communiqués par le Syndicat National de l’Edition : le remplacement des manuels de primaire est estimé à 300 millions d’euros, et à 480 millions pour le secondaire. (Source SNE)

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« Jcroi kon devré fer 1 brek… »

« Sa va dps samedi ? G1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… »

Manuel scolaire 5ème, 4ème, 3ème, éditions Nathan.

Voilà, la réforme du collège devient concrète.

Cette semaine, les enseignants découvrent, effarés, les manuels scolaires conformes aux injonctions ministérielles, préparés dans l’improvisation totale pour la rentrée prochaine. C’est un cours de maths remplacé par un sondage dans la classe sur les discriminations. C’est la littérature et la langue françaises sacrifiée pour des « punchlines » et des SMS. C’est l’immense aventure des sciences qui s’achève dans une curiosité morbide pour la mort de Claude François dans sa baignoire.

Immense tristesse, immense colère aussi. J’ai la rage au fond du cœur de voir ce délire devenir réalité, avec la collaboration honteuse d’éditeurs serviles et lâches, dans le silence des médias et dans la passivité générale – si l’on excepte la complicité coupable de l’enseignement privé.

Tous ceux qui coopèrent à cette immense dévastation, à ce mensonge, à ce délire, j’espère qu’ils ont un peu honte, au fond d’eux mêmes. Et j’espère, envers et contre tout, que cette réforme n’ira pas jusqu’au bout. Parce que ce n’est pas possible… Ils n’ont pas le droit. Nous n’avons pas le droit.

L’école n’a qu’une seule mission : élever les élèves qui lui sont confiés. Chacun d’entre eux porte en lui quelque chose d’exceptionnel, et chacun d’entre eux a droit au meilleur de ce que nous avons reçu. De quel droit allons-nous priver les générations qui viennent de la beauté, de la grandeur, de l’intelligence ? De quel droit condamnons-nous ces enfants à ne plus rien comprendre de leur propre histoire, de leur langue, de leur culture ? Quand la conjugaison est remplacée par l’approximative « impression » des temps, quand toute la maîtrise de la langue consiste à faire de bonnes vannes et à casser avec sa copine, qu’espérons-nous faire grandir chez nos élèves ?

Le manuel « Le livre scolaire », ici reproduit, comporte une phrase de Abd Al Malik qui résume à elle seule toute cette réforme du collège : « A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau. »

A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau.

Voilà à quoi ressemble une civilisation qui meurt.

Je voudrais crier partout ma tristesse pour ces enfants qu’on sacrifie… Qui ne trouveront à l’école que ipads, des SMS et des anecdotes people – tout ce qu’ils connaissent déjà en fait, bien mieux que nous, d’ailleurs, et ils nous trouveront bien ridicules de vouloir leur apprendre le « swag ».

Je voudrais crier ma tristesse pour ces gamins condamnés à la pauvreté culturelle par l’école, le lieu même qui aurait dû être pour eux le chemin de l’évasion vers ce qu’il y a d’universel, d’intemporel – les grands textes, les grandes œuvres, les grandes découvertes, tout ce qui fait grandir le cœur, tout ce qui élargit le regard… Pour ces talents qu’en chacun d’eux nous condamnons à la médiocrité.

Quand j’avais sept ou huit ans, mon grand-père m’a offert l’Anthologie de la poésie française, de Georges Pompidou, et il m’a dit : « Si tu veux être heureux dans la vie, il faut apprendre deux vers par jour. » Je l’ai fait. Il avait raison. J’ai découvert un savoir, une saveur de la vie que je ne soupçonnais pas, que le quotidien ne donne pas. Je n’ai pas tout compris bien sûr – pas tout entier, pas tout de suite… Mais c’était beau. C’était grand. Et finalement, c’est tout simplement que ce qu’il y a de beau, de grand, se dépose dans un cœur d’enfant pour l’enrichir, par le cœur. Mais qui maintenant aura encore la chance d’apprendre un peu de poésie – par cœur ?

Maintenant que le sujet des manuels de littérature, c’est : « jcroi kon devré fer 1 brek… »

Voilà à quoi ressemble une génération qui renonce à transmettre.

J’ai tant de tristesse au cœur…

Pourquoi ne nous réveillons-nous pas ?

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