.
La loi Taubira ayant été adoptée, le prochain débat s’ensuit immédiatement : celui de l’objection de conscience, que réclament des milliers de maires et d’adjoints (y compris de gauche) qui considèrent comme une grave injustice la mutation profonde de la famille et de la filiation qu’entraîne le « mariage pour tous. »
Avec le sens du respect, du dialogue et de la nuance qui lui est coutumier, Pierre Bergé déclarait hier qu’il faut « faire soigner » ces élus récalcitrants – rien de moins – au motif qu’il ne saurait y avoir aucune liberté vis-à-vis des lois de la République. On se souviendra que la tactique qui consiste à traiter des opposants politiques comme des malades psychiatriques a été communément utilisée par les régimes totalitaires au XXème siècle ; mais bien sûr, avec la vigilance démocratique exemplaire qui les caractérise, les grands médias ont oublié de le signaler. (Ils ont également oublié de rappeler que le même Pierre Bergé, il y a moins de dix ans, appelait à la liberté de conscience des maires, en publiant un « manifeste pour l’égalité » qui appelait les élus à violer la loi établie pour célébrer partout des mariages homosexuels…)
Au-delà de ces menaces aussi incohérentes qu’inquiétantes, on peut lire dans le débat actuel une surprenante incompréhension de la nature même de l’objection de conscience, et plus largement du rapport de la conscience individuelle à la loi politique. Pour y répondre, à mon humble mesure, je reproduis ici un article que j’ai publié récemment sur le sujet, en espérant qu’il pourra contribuer à éclairer l’intelligence – et la conscience – de chacun, dans le dialogue difficile et nécessaire qui commence.
C’est aussi pour témoigner de l’urgence d’un authentique respect des consciences, exigence qui devrait nous rassembler indépendamment de nos positions individuelles sur la loi Taubira, que je retournerai manifester le 26 mai prochain, avec des centaines de milliers de Français qui espèrent que notre démocratie retrouve bientôt le chemin du progrès !
.
.
Deux voies pour l’autorité politique
Pourquoi obéissons-nous à la loi ? La première raison qui nous conduit à nous conformer à ce que prescrit le droit, c’est le fait que toute loi s’accompagne nécessairement de la menace d’une sanction : si je ne paye pas mes impôts, je risque d’aller en prison. Voilà le calcul spontané, primitif mais efficace, qui conduit généralement à renoncer à l’infraction parfois tentante pour plier notre conduite à la norme commune. De ce fait, une règle dont l’entorse n’est plus réellement sanctionnée devient bientôt obsolète : lorsque les peines ne sont plus effectives, les lois ne sont plus efficaces.
Cependant, ce calcul primitif nous enferme dans un simple rapport de contrainte : il ne contient en lui-même aucune exigence de justice. C’est ici qu’on distingue une société vraiment démocratique : si la peur du gendarme demeure toujours le commencement de la sagesse, elle ne doit rester qu’un commencement, et laisser place à un autre rapport à la loi : dans une société libre, le citoyen obéit aux lois parce que cela est juste. Seule cette seconde raison permet de concilier l’obéissance à la règle avec la liberté individuelle.
Il y a donc deux motifs pour expliquer le respect des lois, deux fondements possibles pour asseoir l’autorité politique : la peur, ou l’adhésion. La contrainte, ou l’obligation. La force, ou la conscience. On l’a dit, ces deux principes ne sont pas toujours exclusifs dans la pratique ; mais en droit, ils supposent un choix radical, duquel dépend depuis toujours la nature même de l’autorité politique. L’antique tragédie de Sophocle éclaire l’opposition irréconciliable de ces deux voies. La première est celle de Créon, qui affirme que les commandements doivent être suivis pour la seule raison que le souverain, qui possède pour lui la force, les a fixés. La seconde est celle d’Antigone, qui réplique que rien, pas même le risque de la mort, ne la contraindra à fuir la seule obligation qui puisse compter pour elle, l’impératif de justice reçu en conscience.
.
La reconnaissance juridique de la conscience, critère décisif de la démocratie
C’est donc l’importance accordée à la conscience qui distingue Créon d’Antigone. Là se joue ce choix absolu, qui n’admet pas de degrés : il faut donner la première place à la conscience, ou bien ne lui en laisser aucune. Il faut faire le choix politique, collectif, d’Antigone ou de Créon. De notre décision dépendra la forme de la société dans laquelle nous vivons. Une authentique liberté politique ne peut se fonder que sur l’exigence du respect des consciences : parce que la loi trouve sa justification dans le fait qu’elle répond à la recherche partagée de la justice, alors il est nécessaire de permettre à chacun de contribuer personnellement à son élaboration. De là s’ensuivent les procédures électives, parlementaires, référendaires, la liberté d’expression et d’association, et tant d’autres dispositions qui rendent effective la primauté donnée à la liberté de conscience. Si, à l’inverse, la conscience individuelle ne mérite aucun respect, alors à quoi bon parler de démocratie ?
La reconnaissance progressive de la dignité de toute personne, qui a émergé en Europe à la faveur de plusieurs siècles de philosophie et de théorie du droit imprégnées de christianisme, a abouti à l’affirmation politique des droits de la conscience. Dans des pages décisives, st. Thomas d’Aquin affirme clairement, en s’inspirant de l’intuition augustinienne, qu’une loi injuste ne saurait constituer une obligation pour le citoyen – et que résister à cette loi est parfois la véritable obligation. A partir de ces réflexions, la question décisive de la philosophie du droit n’est plus celle de la place de la conscience, désormais acquise, mais plutôt le difficile problème de la détermination des critères concrets permettant de reconnaître objectivement une loi comme injuste. Il est alors entendu que, dans une situation avérée d’injustice, le devoir moral commande de s’opposer à la loi. La Seconde Guerre mondiale voit s’incarner, dans les résistances européennes, une forme de contestation qui dépasse par son universalisme ce que pouvaient être par le passé, et jusqu’au début du XXème siècle, les mouvements de soulèvement nationalistes face aux invasions. Pour le résistant français, par exemple, il ne s’agit pas seulement de lutter pour la libération du pays, mais aussi et surtout contre le nazisme, considéré comme un mal politique et moral objectif. Cette même conviction inspirera les actions de résistance allemande à Hitler, de Stauffenberg aux étudiants munichois de la Rose blanche.
Ce tournant sera scellé par les procès de Nüremberg, qui constituent un moment décisif dans l’histoire du droit. Pour la première fois, des hommes sont jugés – et condamnés – pour avoir agi d’une façon qui pourtant, au regard du droit positif, était parfaitement et absolument légale. Le troisième Reich, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, sans aucun coup de force ni aucune irrégularité, s’était distingué – suprême degré dans l’horreur – par son caractère parfaitement légaliste du point de vue formel. De ce point de vue formel, le droit nazi était donc pleinement valide. Et pourtant, les juges de Nüremberg décideront de sanctionner des responsables, parmi lesquels des hauts fonctionnaires ou des officiers, pour avoir appliqué ces lois, eux dont c’était pourtant le métier. Il fallait nécessairement pour cela invoquer une instance supérieure à la loi, à laquelle l’obligation morale fondamentale commande d’obéir en premier : cette loi de la conscience, que rien ne saurait faire taire, et que nous sommes toujours inexcusables de n’avoir pas entendue et suivie. C’était choisir la liberté de la conscience contre la soumission aveugle aux édits du pouvoir – choisir Antigone contre Créon. Ce choix juridique essentiel peut être relié à la reconnaissance de l’objection de conscience, notamment dans la tradition juridique française à l’occasion de quelques « cas de conscience » célèbres, comme la guerre d’Algérie ou la pratique de l’interruption volontaire de grossesse.
.
La conscience menacée ?
La reconnaissance de l’objection de conscience est souvent décrite comme une conquête de la gauche. Et pourtant, c’est la gauche qui, aujourd’hui, menace dangereusement de revenir sur ce choix si décisif. A l’occasion du mariage homosexuel, le président de la République s’est illustré dans l’une de ces volte-face dont il a le secret. Devant dix sept mille Maires réunis en Congrès, il rappelle que les élus peuvent faire appel au principe de l’objection de conscience pour ne pas célébrer des mariages qui heurteraient les principes de leur conception de la famille. La déclaration suscite l’intérêt des médias ; et le lendemain, après avoir reçu deux représentants des associations LGBT, M. Hollande déclare laconiquement qu’il « retire » cette liberté de conscience. Une telle légèreté fait frémir, lorsqu’on prend la mesure des enjeux…
L’épisode est instructif : il dit l’inconsistance de la réflexion, au plus haut niveau de l’État, sur une question qui, comme nous avons tenté de le montrer, est pourtant décisive. Le flot de réactions qui s’en est ensuivi montrait d’ailleurs, hélas, que plus personne ne sait exactement ce que signifie la conscience. Loin qu’il s’agisse d’une liberté laissée à chacun de choisir dans les lois celles qui lui plaisent ou non, elle désigne au contraire l’exigence individuelle qui consiste à se reconnaître obligé devant la loi comme devant un impératif intérieur, et non pas simplement une contrainte extérieure. Si j’obéis à la loi, c’est parce que cela est juste, et non parce que j’y suis contraint. Cela suppose que mon obéissance demeure conditionnée à la justice de la loi… Parmi les détracteurs improvisés de la liberté de conscience, lequel oserait assumer qu’il faut obéir à tous les ordres du pouvoir en place, même lorsque je sais qu’ils produisent une injustice ?
Rappelons donc que l’objection de conscience n’a rien d’un choix de facilité, ou de convenance. C’est une décision grave, qui suppose d’être fondée sur des raisons solides et fortes, sur une considération générale et non personnelle de la loi. Mais c’est un choix parfois nécessaire. Si elle n’accepte pas de le reconnaître et de le protéger, la force publique transforme inéluctablement (quand bien même ce serait apparemment indolore, insensible) la liberté de la société civile en l’uniformité d’une dictature. Et elle transforme ainsi la loi en pure contrainte.
.
Sauver la loi
Car au fond, c’est cette question qui est posée. Qu’est-ce qu’une loi ? A cette question, le positivisme juridique classique apportait une réponse simple : une loi est un commandement assorti de la menace d’une sanction. Mais cette réponse est objectivement, pour l’idéal démocratique, insuffisante et dangereuse. Insuffisante, parce qu’elle ne suffit pas à rendre raison de la nature propre de la loi. Après tout, si l’on s’en tient à ces deux critères, rien ne distingue l’injonction du percepteur de celle du voleur de grand chemin. Le premier dit : « Si vous ne payez pas l’impôt, vous irez en prison. » L’autre commande : « La bourse ou la vie ! » Dans les deux cas, nous avons affaire à un commandement assorti de la menace d’une sanction ; pourtant, l’un doit normalement nous obliger, en conscience ; mais à l’autre, seule la violence peut nous faire obéir. Si le percepteur commande de façon légitime, c’est que son injonction ne dépend pas de lui, mais d’un principe qui le dépasse. C’est qu’il est juste de contribuer au bien commun dans la mesure de ses moyens, alors qu’il est nécessairement injuste de devoir se dépouiller de son bien pour le seul profit de plus fort que soi.
Un Etat qui refuserait de considérer que, en dernier ressort, l’obligation juridique ne peut trouver de fondement que dans la primauté de la conscience, deviendrait comparable à ce bandit de grand chemin, dont les injonctions n’ont d’autre fondement que la violence dont il peut les accompagner. Au fond, la nature même de l’autorité politique se joue donc dans sa capacité à reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La majorité actuelle saura-t-elle s’en souvenir ? Tout gouvernement qui veut contribuer par son autorité à la construction jamais achevée d’une société libre, comme tout législateur qui veut authentiquement produire des lois, doit commencer par reconnaître comme un principe essentiel et intangible le respect et la protection de la liberté de conscience de chaque citoyen, pourvu que son exercice soit suffisamment précis et exigeant pour que rien ne puisse faire craindre qu’il soit détourné de sa signification première.
.