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L’enjeu social de la culture

Enjeu social de la culture

A la suite de la note publiée sur ce blog la semaine dernière, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles m’a proposé d’écrire une tribune sur cette question de la place de la culture générale, et la publie dans son édition d’aujourd’hui, sous le même titre. Vous en retrouverez le texte intégral sur le site de la revue.

Notre système d’enseignement est de plus en plus inégalitaire :

Toutes les études internationales le confirment. Symboles de cette injustice, les grandes écoles ne reçoivent plus qu’une infime minorité d’élèves issus de milieux défavorisés. Alors Ministre de l’enseignement supérieur, Valérie Pécresse avait demandé à ces institutions de supprimer de leurs concours d’entrée l’épreuve « la plus discriminatoire« , la culture générale, présentée comme l’obstacle majeur pour ces jeunes. « Ne plus évaluer un élève sur son savoir, mais sur son intelligence et sur son parcours » : tel était le leitmotiv, que Sciences Po reprend aujourd’hui à son compte. […]

L’objectif est évidemment louable : il est absolument révoltant que, dans notre pays, un jeune n’ait pas les mêmes chances de succès selon l’endroit où il est né. Mais le remède envisagé ne pourra qu’aggraver le mal. La décision de Sciences Po est le symptôme d’une conception du savoir qui est, en fait, l’origine même du problème. […]

La culture n’est en fait qu’un accessoire mondain ; elle est le coupable privilège des « héritiers« , ceux que leur environnement familial a préparés à devenir la prochaine génération de l’élite au pouvoir. C’est la deuxième étape de la dénonciation, celle du sociologue français Pierre Bourdieu, qui aura tant marqué la vision contemporaine de l’éducation – au point que Valérie Pécresse, jetant l’anathème sur la culture, reprenait ce propos marxiste.

L’intelligence sans culture n’est rien :

Quand la ministre a pris cette position, je faisais mes premiers pas d’enseignant dans une zone urbaine sensible. Comme beaucoup de professeurs, je partais chaque jour vers ces jeunes porté par la certitude que j’avais quelque chose de précieux à leur transmettre, qui pouvait les aider à construire leur existence. Nous avons tous fait l’expérience que notre intelligence s’agrandit, que notre personnalité s’épanouit au contact de la culture. Dès lors, que peut bien signifier cette idée absurde, « mesurer l’intelligence et non le savoir » ? L’intelligence sans culture n’est rien. […]

L’enjeu social de la culture :

C’est en cela que l’on se trompe d’objectif : lutter pour l’égalité réelle ne peut passer que par la transmission de cette culture à tous les élèves, quels que soient leur milieu d’origine. Notre école est devenue l’une des plus inefficaces et des plus inégalitaires d’Europe depuis que ses responsables la considèrent comme un outil de discrimination. […] Faire reculer cette injustice, et préparer un avenir meilleur, suppose de transmettre aux jeunes la culture dont ils sont tous les légitimes héritiers, sans laquelle il n’est pas de regard libre ni authentiquement humain sur le monde.

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Le droit de savoir

A l’heure où la France se distingue en ouvrant, sous la conduite d’Etalab, son premier portail d’accès aux données publiques, la transparence recule dans l’Education nationale. L’Association des Journalistes éducation (Ajé) a diffusé lundi un communiqué pour dénoncer la diminution des statistiques communiquées par le ministère. A titre d’exemple, les rapports de l’Inspection générale, qui portent sur la situation de l’enseignement en France, sont de moins en moins publiés. Pour 22 rapports diffusés en 2001, on n’en compte plus que deux en 2010 !

Les données ministérielles ne sont plus transmises qu’à des fins de communication. Depuis plusieurs années déjà, les rectorats imposent aux enseignants de ne plus rendre publics les résultats des évaluations annuelles, qui doivent vérifier l’acquis des connaissances de base. D’ailleurs, ce n’est plus la Direction de l’Evaluation (DEPP) qui conçoit les évaluations nationales de CE1 et de CM2 et interprète leurs résultats, mais la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), qui se trouve ainsi en position de s’auto-évaluer. Pédagogiquement très en vogue dans les classes, cette méthode n’est sans doute pas la plus rigoureuse pour une administration…

L’école n’est plus le lieu de la transmission du savoir

Les données qui nous sont proposées sont donc beaucoup moins complètes, et moins fiables. La raison en est simple. Par exemple, un rapport retraçant l’évolution de la lecture sur dix ans, retenu par le ministère, a été finalement diffusé par l’INSEE dans son « portrait social ». On y apprend que le niveau des élèves les plus faibles s’est encore nettement fragilisé : « Le pourcentage d’élèves en difficulté face à l’écrit a augmenté de manière significative, et près d’un élève sur cinq est aujourd’hui concerné en début de 6ème. » Cette réalité, qu’il s’agit de dissimuler, est confirmée par les études internationales de haut niveau autant que par l’expérience de beaucoup d’enseignants. Les citoyens, et les parents d’élèves en particulier, ont le droit de le savoir !

Pour ma part, je suis convaincu que ce phénomène est le résultat, non pas d’abord d’un problème de moyens (si ce n’est de moyens mal utilisés), mais d’un problème de méthodes liées à une vision générale de la mission de l’école. Aujourd’hui, il n’est plus du tout évident que l’école soit le lieu de la transmission d’un savoir. La culture, bagage encombrant, est perçue comme un poids inutile dont l’accès numérique au savoir universel pourrait finir par nous dispenser ; pire encore, elle est d’abord un moyen de sélection.

« La culture est discriminatoire. »

Un autre fait récent l’illustre bien : Richard Descoings, emblématique directeur de Sciences-Po Paris, a décidé de supprimer l’épreuve de culture générale du concours d’admission à l’IEP. La culture, explique-t-il, c’est ce qui permet aux élèves les plus favorisés de se distinguer aux concours. Et d’ailleurs, « qui peut prétendre en avoir une à l’âge de 17 ans ? » C’est vrai, ça, vos quinze années à l’école n’avaient quand même pas pour but de vous cultiver !

L’argument est fondé sur une idée simple : il s’agit de recruter des candidats pour ce qu’ils sont, par pour ce qu’ils savent. Inutile alors, le savoir et les efforts qu’il implique. Inutiles, l’histoire, la littérature, l’apprentissage des sciences, la mémoire, la lecture… Toutes ces connaissances superflues pourraient vous faire perdre de vue ce que vous êtes vraiment. On valorisera donc plutôt les expériences associatives ou militantes. Pour entrer à Sciences Po, lycéens, vous êtes prévenus : mieux vaut maintenant être engagé, impliqué, ou syndiqué, que cultivé.

La valeur de la culture

L’intention n’est pas mauvaise. Mais la culture est-elle seulement quelque chose qu’on « a » ou pas, que l’on possède ? Serions-nous ce que nous sommes sans la fréquentation du savoir ? Ce que nous avons appris nous a appris à être nous-mêmes – à être libres. Apprendre une langue, mémoriser des raisonnements scientifiques, connaître son histoire, c’est se découvrir soi-même, et construire son propre regard sur le monde (je reviendrai bientôt sur cette question décisive). Et c’est la raison pour laquelle l’école devrait se recentrer sur la transmission du savoir, que les élèves attendent tant en réalité.

C’est cette expérience qui donne sens à la vocation d’un professeur. J’ai voulu enseigner la philosophie parce que, à travers elle, des enseignants m’ont appris à devenir ce que je suis. Il n’y a rien de plus beau que de conduire ses élèves, par le chemin du savoir, à un regard plus libre sur leur propre vie. Dans une vie humaine, il n’y a pas de réussite, au sens large – celui de l’épanouissement personnel autant que de l’insertion sociale – sans ce chemin de la culture. C’est en cela que M. Descoings se trompe radicalement d’objectif dans sa lutte contre les injustices : l’école qui disqualifie la culture comme une discrimination est en fait la plus injuste de toutes. Et la nôtre est d’ailleurs de plus en plus inégalitaire, à mesure qu’elle renonce à transmettre. Le désir de justice sociale, autant que la préparation de notre avenir, nous imposent collectivement cette exigence : parce que la culture est du côté de l’être et non de l’avoir, tout enfant a le droit de savoir.